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Société française de psychanalyse séance du 26 mai 1956. AREP édition, Alençon, 1977, sous le titre : "Jacques Lacan, Travaux et interventions" | |
D. Jacques Lacan : Je ressens trop l'obligeance que m'a montrée M. Jean Wahl à se déranger pour me demander si je voulais parler, pour que je me récuse de le faire. Je veux pourtant qu'on sache que quand je viens entendre Claude Lévi-Strauss, c'est toujours pour m'instruire. Si donc je me mêle de poser quelque question, elle ne manquera pas d'être marquée de la partialité des intérêts qui sont les miens. Si j'ose le faire, c'est que depuis longtemps ces intérêts se sont nourris et élargis de bien des choses que j'ai apprises de Claude Lévi-Strauss. De sorte que je venais aujourd'hui dans une certaine attente : celle de ce que j'appellerais le pas suivant, après ce qu'il nous a déjà apporté sur les mythes, et que je vais interroger sur ce qu'il me laisse à désirer dans ce qu'il nous apporte aujourd'hui. Si je voulais caractériser le sens dans lequel j'ai été soutenu et porté par le discours de Claude Lévi-Strauss, je dirais que c'est dans l'accent qu'il a mis, - j'espère qu'il ne déclinera pas l'ampleur de cette formule à laquelle je ne prétends pas réduire sa recherche sociologique ou ethnographique, - sur ce que j'appellerai la fonction du signifiant, au sens qu'a ce terme en linguistique, en tant que ce signifiant, je ne dirai pas seulement se distingue par ses lois, mais prévaut sur le signifié à quoi il les impose. Claude Lévi-Strauss nous montre partout où
la structure symbolique domine les relations sensibles. Disons pour exprimer
les choses approximativement pour nous faire entendre vite et de tout
le monde, qu'il nous a montré que les structures de la parenté
s'ordonnent selon une série que les possibilités de la combinatoire
expliquent en dernier ressort ; au point que presque toutes ces possibilités
se trouvent être réalisées quelque part dans l'ensemble
concret des structures que nous recueillons dans le monde. C'est-à-dire
que, d'une part, on peut rendre compte de celles que nous ne trouvons
pas par quelque impasse où mènerait leur usage, et que d'autre
part, pour faire un rapprochement, je dirai qui ne veut rien avoir de
désobligeant, Claude Lévi-Strauss admettrait, comme le faisait
Fourier dans son système trop hardi seulement d'anticiper sur la
nature, que s'il y a des classes possibles qui restent vides, s'attendre
à trouver quelque jour ce qui la remplit. Le second pas que grâce à lui j'avais déjà
franchi avant d'arriver ici aujourd'hui, c'est celui que nous devons à
ses développements sur le mythème, que je prends comme une
extension à la notion du mythe de cet accent mis sur le signifiant.
L'analyse des mythèmes telle qu'il nous propose de la dégager,
de la pousser, consisterait en somme à chercher ces éléments
signifiants, ces unités signifiantes au niveau du mythe où
elle s'appellent mythèmes, comme au niveau du matériel élémentaire
nous avons les phonèmes, pour y retrouver une sorte de linguistique
généralisée. Voilà donc où j'en étais aujourd'hui.
La chose est par moi hautement appréciée en son relief,
puisque, comme Claude Lévi-Strauss ne l'ignore pas, j'ai essayé
presque tout de suite, et avec j'ose le dire, un plein succès,
d'en appliquer la grille aux symptômes de la névrose obsessionnelle
et spécialement, à l'admirable analyse que Freud a donné
du cas de l' "homme aux rats", ceci dans une conférence
que j'ai intitulée précisément le "mythe individuel
du névrosé". J'ai été jusqu'à
pouvoir strictement formaliser le cas selon une formule donnée
par Claude Lévi-Strauss, par quoi un a d'abord associé à
un b, pendant qu'un c est associé à un d, se trouve à
la seconde génération, changer avec lui son partenaire,
mais non sans qu'il subsiste un résidu irréductible sous
la forme de la négativation d'un des quatre termes, qui s'impose
comme corrélative à la transformation du groupe : où
se lit ce que je dirai le signe d'une espèce d'impossibilité
de la totale résolution du problème du mythe. De sorte que
le mythe serait là pour nous montrer la mise en équation
sous une forme signifiante d'une problématique qui doit par elle-même
laisser nécessairement quelque chose d'ouvert, qui répond
à l'insoluble en signifiant l'insolubilité et sa saillie
retrouvée dans ses équivalences, qui fournit (ce serait
là la fonction du mythe) le signifiant de l'impossible. Ce qui nous importe ici, c'est le système de signifiant en tant qu'il organise, en tant qu'il est l'armature de tout cela, y déterminant des versants, des points cardinaux, des réversions, des conversions et le jeu de la dette. Bien entendu, cet ordre d'étude à lui tout seul comporte un tel changement de perspective qu'il permet de reclasser les problèmes d'une façon toute différente. Par exemple, de se demander quel va être exactement le système de transformation du signifiant dans les différentes manifestations du symbolisme que l'analyse a révélées dans le psychisme : cela ne se présente probablement pas partout de la même façon que dans la névrose obsessionnelle ; est-ce d'une façon plus complète ou décomplétée dans d'autres registres ? On peut d'ores et déjà le retrouver dans le rêve et si cette clé leur avait été donnée, les auteurs qui se sont intéressés à la fonction de ce qu'ils ont appelé les rêves en deux temps ou les rêves redoublés, auraient été plus pertinents dans leurs remarques, moins lourds dans leur recours aux instances psychiques dans leur forme entifiée pour expliquer la nécessité de la réduplication d'un même thème et ce qui s'y épuise. Ceci ne fait qu'accroître encore l'intensité du problème, car si ça fonctionne au niveau du rêve, à quoi est-ce que cela nous conduit concernant l'activité mentale ? Cela renouvelle complètement la portée des questions ; cela nous montre que depuis Freud nous n'avons guère avancé, mais reculé plutôt. Aujourd'hui nous nous trouvons, grâce à l'exposé de Claude Lévi-Strauss, devant quelque chose qui me surprend, et c'est là en somme le sens de ma remarque, en ce que cela me semble un peu en retrait par rapport à ce que me semblait donner comme principe de structuration l'article du Journal of American Folklore sur la structure du mythe. Je veux dire, par exemple, que je n'y retrouve pas les formules de transformation déjà très élaborées dont je parlais tout à l'heure. Il y a là une sorte de combinaison ternaire dont je vois bien le groupement deux par deux dans un sens tournant. Je dirai que c'est l'intrusion massive d'un élément venu du réel dans la fonction formatrice de ce mythe qui me paraît à la fois l'élément nouveau et l'élément qui, je ne dirai pas me déroute, mais me fait vous interroger. (1) En d'autres termes, pour que nous arrivions à concevoir ou à chercher la motivation de ces structures mythiques dans une sorte de relation en miroir du groupe à la structure sociale d'un groupe voisin, il semble que vous admettiez que le groupe rêve en quelque sorte ce qui a été laissé de côté dans sa structuration sociale par le fait des données de l'échange économique, agriculture ou nomadisme, qui la déterminent. Il y a là une sorte de fonction de complémentarité symbolique. Je ne pense pas au reste que le rêve ait été invoqué par vous au sens propre de l'onirisme, mais plutôt comme une sorte de bovarysme social qui s'exprimerait dans le mythe. C'est à une sorte de mirage, de reflet ou d'image de ce qui se passe chez les autres que vous rapporteriez ce qui constitue le mythe dans sa profonde anomalie à l'intérieur d'un groupe. Est-ce que c'est là pour vous tout à fait la dernière explication ? Je dirai quelle généralisation pourrait-on donner à cela, ou bien est-ce que vous arriveriez à concevoir tout cet ensemble de petites civilisations en quelque sorte minuscules, poudroyantes, des Indiens des plaines comme ne formant en quelque sorte qu'un vaste groupe où tout ferait partie, en fin de compte, d'un même monde cohérent, où chacun se livrerait à une espèce de spécialisation qu'il essaie de compenser d'un autre côté comme il peut. Bref c'est la relation, l'idée précise que vous avez de la relation de cette élaboration du signifiant telle que vous nous la donnez, avec la structure réelle, concrète et très limitée des sociétés primitives, qui me fait vous questionner sur la tendance, la direction dans laquelle vous orientez cette coordination de ce que j'appellerai, moi dans mon langage, le symbolique et l'imaginaire. J'attendais un plus long circuit dans l'ordre du pur symbolique avant que vous nous rameniez à ces motivations imaginaires. Vous voyez à peu près le sens de ma question. C. Lévi-Strauss : Je vous suis très reconnaissant d'avoir posé un problème essentiel. Je m'excuse de vous avoir déçu en abrégeant le circuit. J'avais promis au Président que je parlerais une demi-heure ; je crains bien avoir dépassé de cinq à dix minutes le temps imparti. Si j'avais essayé de traiter le problème de façon purement formelle, comme vous le souhaitiez, le temps m'aurait manqué pour écrire les symboles au tableau, en définir le sens, etc. Cela dit, je suis bien d'accord avec vous que le problème d'aujourd'hui est un peu différent de celui que j'ai traité dans d'autres travaux. Dans l'article auquel vous faites allusion, je me suis posé le problème des relations entre les variantes d'un même mythe et j'ai essayé de montrer que chaque variante peut être assimilée à un groupe de permutations d'éléments autrement disposés dans les variantes voisines, si bien que le mythe progresse, se développe, engendre de nouvelles variantes jusqu'à épuisement de la totalité des combinaisons. Le problème d'aujourd'hui est différent. C'est celui des rapports entre la mythologie et le rituel, problème généralement escamoté sous le prétexte que le mythe est de l'ordre de la représentation, le rite de l'ordre de l'action. Or, l'homme est un être pensant et agissant. Rien de plus naturel, nous dit-on, qu'il essaie de s'exprimer de ces deux manières. Mais cela ne serait vrai que si les actions, les gestes du rite étaient des actions et des gestes véritables, c'est-à-dire s'ils aboutissaient à un résultat. Vous avez parlé tout à l'heure du signifiant et de l'impossible ; si le rituel ne produit pas de résultat, il faut bien en conclure qu'il consiste en pseudo-gestes exécutés, non pas en raison d'un résultat concret, mais plutôt parce qu'ils sont un support de signification. Dans cette perspective, bien qu'il s'agisse de deux systèmes de signes différents, de deux codes différents, aussi bien sur le plan du mythe que sur celui du rite, on se trouve en face d'un code ; j'ai une fois caractérisé le mythe comme un métalangage et le rite comme un para-langage, mais dans les deux cas, langage. Alors pourquoi y a-t-il deux langages ? C'est le problème que j'ai essayé de poser. J'espère qu'il est possible d'en faire progresser la solution en montrant que cette assimilation du mythe et du rite est tellement justifiée que le type de combinaisons qu'une société réalise sous forme de mythe, celle d'à côté le réalise sous forme de rite. Les raisons pour lesquelles ces choix différents se produisent, deviennent en quelque sorte des raisons résiduelles qui ne touchent pas à l'essentiel de l'interprétation symbolique, et mettent en cause l'histoire respective de ces populations. Je ne pense pas me mettre ainsi en retrait de mes hypothèses précédentes. Je vois là, au contraire, un moyen de les étendre et de les développer puisqu'il s'agit d'englober dans le royaume du symbolisme le domaine du rituel, que j'avais laissé jusqu'à présent en dehors. D. Jacques LACAN : Cela accentue encore la relativation totale de ces systèmes symboliques. |
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1. Cf. "The structural study of myth", by Claude Lévi-Strauss, in : Journal of American Folklore oct.-déc. 55, vol. 68, n° 270, pp. 428-444. |
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