Jacques
Lacan : il n'y a pas besoin d'être A.E pour être passeur.
C'est une idée folle de dire qu'il n'y a que les
A.E qui pouvaient désigner les passeurs.
C'est en quelque sorte une garantie ; je me suis
dit que quand même les A.E. devaient savoir ce qu'ils faisaient.
La seule chose importante, c'est le passant et le
passant, c'est la question que je pose, à savoir qu'est-ce qui peut
bien venir dans la boule de quelqu'un pour s'autoriser analyste?
J'ai voulu avoir des témoignages, naturellement je
n'en ai eu aucun, des témoignages de comment ça se produisait.
Bien entendu c'est un échec complet cette passe.
Mais il faut dire que pour se constituer comme analyste
il faut être drôlement mordu ; mordu par Freud principalement, c'est
à dire croire à cette chose absolument folle qu'on appelle l'inconscient
et que j'ai essayé de traduire par le "sujet supposé savoir".
Il n'y a rien qui m'ennuie plus que les congrès,
mais pas celui-ci, parce que chacun a apporté sa pauvre petite pierre
à l'idée de la passe et que le résultat n'est pas plus éclairant
dans un congrès que quand on voit des passants qui sont toujours
ou bien déjà engagés dans cette profession d'analyste, - c'est pour
ça que l'A.M.E, ça ne m'intéresse pas spécialement, que l'A.M.E.
vienne témoigner, l'A.M.E. fait ça par habitude, - car c'est quand
même ça qu'il faut voir : comment est-ce qu'il y a des gens qui
croient aux analystes, qui viennent leur demander quelque chose
? C'est une histoire absolument folle.
Pourquoi viendrait-on demander à un analyste le tempérament
de ses symptômes? Tout le monde en a, étant donné que tout le monde
est névrosé, c'est pour ça qu'on appelle le symptôme, à l'occasion,
névrotique, et quand il n'est pas névrotique les gens ont la sagesse
de ne pas venir demander à un analyste de s'en occuper, ce qui prouve
quand même que ne franchit ça, à savoir venir demander à l'analyste
d'arranger ça, que ce qu'il faut bien appeler le psychotique. (ou
le névrosé? Est-ce un lapsus?)
Et tout est là, il faudrait que l'analyste sache
un peu la limite de ses moyens, c'est là dessus que, en somme, nous
attendons le témoignage de gens qui sont depuis peu de temps analystes
: qu'est-ce qui peut bien leur venir à l'idée - c'est là que je
pose la question - de s'autoriser d'être analystes.
Parce que, comme l'a dit Leclaire, il y a des sujets
non identifiés et c'est précisément de ça dont il s'agit ; les sujets
non-identifiés nous ne nous en occupons pas, les sujets non-identifiés,
c'est bien ce qui est en question comme Leclaire nous l'a expliqué.
Le sujet non-identifié tient beaucoup à son unité
; il faudrait quand même qu'on le lui explique qu'il n'est pas un,
et c'est en ça que l'analyste pourrait servir à quelque chose. |
Heimlichkeiten Ce soir,
Luis, au pays d'Urlinda où il fait halte depuis trois jours,
a parlé trop vite. Relatant à la veillée sa
longue marche du jour dans la lande, Luis leur a dit que là-bas,
assez loin vers l'est, en un point où le ruisseau pourtant
modeste semble s'être taillé un espace de douceur dans
la roche à fleur de terre, là où il s'étale
en eaux presque dormantes entre un tapis de verdure et des frondaisons
dont les têtes mouvantes comblent de leurs frémissements
l'espace du sol défait, là, il avait fait une rencontre.
Noir, des yeux de feu d'une extrême douceur, délié
dans tous ses muscles énumérés, force tranquille
accordée à la paix du lieu, confiant comme s'ils se
connaissaient de toujours, un cheval était là. Ont-ils
conversé? Luis a-t-il rêvé? Comme le soleil
déclinait, le cheval s'en est allé, et Luis est rentré
au pays par des chemins inconnus.
L'extraordinaire de cette rencontre aurait dû l'inciter à
la taire aux gens du village, alors que, se laissant aller à
la chaleur de la veillée, il se mit à la raconter
à ses hôtes. A peine avait-il évoqué
la figure du cheval noir, que les yeux qui l'entouraient chavirèrent
dans une terreur sacrée, les uns sombrant dans une peur folle,
les autres brûlant d'une rage vengeresse. Luis entrait en
plein cauchemar ; "tu as rencontré le diable" glapirent
les plus apeurés; il eût suffi que tu te saisisses
de deux branches et les brandisses en un signe de croix, pour t'en
assurer et t'en protéger ! Les plus calmes, tout en proie
à leur violence contenue, lui expliquèrent que c'était
une bête terrible dont la venue dans les entours du pays causait
les pires ravages. Après treize lunes de répit, elle
était donc revenue ; il fallait cette fois la capturer, car
elle défiait la mort autant qu'eux craignaient de la mettre
à mort. Mais tous considéraient maintenant Luis avec
une instinctive méfiance tant son récit manifestait
à l'évidence sa diabolique complicité ; l'hôte
de marque allait être utilisé comme guide, otage et
appât. Il fut donc décidé de partir avant l'aube
pour cette chasse apocalyptique.
La lumière encore oblique du soleil à peine montant
signala de loin, par un ondoiement scintillant des vagues immobiles
de la lande, le lieu dont Luis espérait encore qu'il n'avait
été qu'un mirage de rêve. Les cavaliers se déployèrent
à la ronde pour agencer le piège... Dès lors
tout se déroula selon un rituel millénaire dans un
somptueux montage de western. Le premier qui réussit à
lancer sa corde sur la bête fut traîné dans la
lande ; vingt fois le cheval noir manqua réussir à
échapper aux entraves qui rayonnaient et se rompaient. Au
plan final de la célébration, il était amarré
de toutes parts comme un astre noir dans la blancheur d'un midi
sinistre. Luis s'éloigna.
*
Je ne peux m'empêcher de penser que toute venue au monde
s'ordonne dans un rituel du même mode. La grande affaire n'est
assurément pas de couper le cordon ombilical, mais bien d'assujettir
aussitôt le nouveau venu par des liens autrement plus solides
: on le numérote, on le nomme, on l'enregistre ; rien là
que de très naturel dans un monde où ça parle,
écrit et compte. Mais pour faire bonne mesure on sacralise
ouvertement on secrètement chacune de ces opérations,
comme on enduit une corde pour la rendre imputrescible. Puis, dans
chacun des petits mondes que l'assujetti aura, volens nolens, à
traverser ou à habiter, le même rituel, indéfiniment
se répétera. " Ne vous en faites pas, dira le
directeur d'école aux parents désemparés, "nous
allons le prendre en mains, pour en faire un homme... libre"
bien sûr, car tel est le vocabulaire de notre temps. De quoi
s'agira-t-il, sinon d'assurer les rets qui le tiennent aux arrêts,
puis d'apprendre à l'assujetti à s'enferrer bêtement
dans les fers où il est pris ? Et s'il montre une agilité
et docilité suffisante dans le maniement des différents
codes en usage, à lui apprendre à fabriquer, voire
à inventer de nouveaux liens symboliques qui lui donneront
pouvoir, pour un temps de maîtriser de nouveaux sujets assujettis
?
Je ne peux m'empêcher de penser néanmoins qu'il est
possible de donner lieu réellement à une pratique
de dé liaison implacable de tout ce qui fait moyen de pouvoir
et d'assujettissement. La psychanalyse prétendait logiquement
devenir cette pratique. Mais quand on entend aujourd'hui encore
disputer du lien à la mère en toute méconnaissance
du fait qu'il ne s'agit là que d'une métaphore sommaire
pour travestir les entraves symboliques absolument dominantes, quand
on constate que l'essentiel de la pratique consiste non à
dé-lier (analuein) mais à produire de nouveaux liens
hautement sophistiqués pour en user séance tenante,
on ne peut qu'être rétif à collaborer à
l'œuvre de la maison analytique, si sympathiquement "heimlich",
dont la pratique de fait découle en droite ligne de celle
des assujetisseurs de tous temps.
*
Quelle est donc la folle crainte qui nous repousse obstinément
dans l'enfer de la répétition ? De quoi ont donc si
peur les fiers cavaliers d'Urlinda ? Quelle terreur sacrée
règne en souveraine au sein du jury d'agrément ?
Celle des SNI !
Entendez des sujets non identifiés.
Infiniment plus inquiétants que les OVNI (objets volants
non identifiés), les sujets non identifiés sont aussitôt
soumis aux pressions les plus vives pour supporter une désignation
reconnue et s'astreindre (librement !) à une assignation
à résidence. Il importe de donner le change, et, quand
même, de s'assurer du sujet (comme il est dit en termes de
police) : c'est là qu'il est, c'est là qu'il vient,
c'est là qu'il va. Toutes ces précautions ont d'amples
justifications : c'est que le sujet non identifié, le SNI,
est d'abord un traître soupçonné d'être
détenteur d'une puissance maléfique, et très
précisément mortifère. Traître à
quoi ? A la toute puissante conjuration des
sujets- qui -se - prennent - pour - un.
Un ? Un clivé, bien sûr, en autant d'uns, mal barrés
! Une femme, un homme, un père, une mère, un fils...
qui se prennent pour un analyste, un A.E, un membre du jury d'agrément
; ou encore un marginal, un "dissident", un dingue ! On
dirait qu'il est vital de se prendre pour un ! D'ailleurs, à
la moindre transgression de la limite - une, c'est un chœur
d'indignation. "Ca suffit" siffle l'un qui se sent excédé
; "il y a quand même des limites " opposent de leur
peau les amis du cercle. En effet cette bulle sacro-sainte de l'un
semble le minimum exigible (c'est le cas de le dire) pour refaire
tout - un - tout pareil le noyau de d'une horde ordinaire où
se perpétuera, sous l'égide de Saint Même (Sainte
- Mère ou Saint - Père, c'est du pareil au même!)
L'inique rapport d'un à un :
Captation, possession, prédation ; phallicisation, violation,
castration ; séduction... et on recommence. Prétendue
"relation" et même, relation modèle, matricielle,
pourtant exclusive de tout "autre" qui n'aurait point
statut d'un, d'un semblable.
*
Peut-être le temps serait-il venu, puisque la psychanalyse
nous en donne les moyens, de dépasser cette folle passion
qui consiste, quoique nous en ayons, à refaire encore et
toujours de l'un... au dépens de l'"autre", cela
va de soi. Même si comme tout bon chrétien inquisiteur
nous ne cessons d'invoquer l'Autre, celui qui est déjà
expédié dans l'autre monde.
L'autre ? et si c'était précisément le sujet
non identifié ?
Dans la lande d'Urlinda, rayons sinistres autour du splendide astre
noir capturé les amarres font étoile. Au centre de
la "place de l'étoile, un sujet non identifié,
et, qui plus est, mort ; un soldat inconnu. De quoi faire l'unanimité
! Encore.
A moins qu'on ne s'avise que si le lieu d'enfermement d'un mort
non identifié fait admirablement signe d'unité, exaltant
le tous pareils, tous fils de la même mère - Matrie,
c'est que... quoi? C'est que tous les sujets qui - se - prennent
- pour - un s'y reconnaissent d'une façon étrangement
intime :
Un mort inconnu,
Plutôt que de continuer passionnellement et aveuglément
à produire de nouvelles chaînes symboliques en sophistiquant
indéfiniment notre arsenal théorique, ne serait-il
pas plus convenable au travail psychanalytique de mettre en œuvre
une pratique analysante qui consisterait complètement à
délier tout un chacun de ce qui l'entrave au premier chef,
à savoir la possession héréditairement transmise
de ce qu'on appelle sa propre mort ? Possession dérisoire
et stupide s'il en est, qui fait cependant chacun prioritairement
occupé par la gestion de son mausolée intime, le plus
cher et le plus sacré d'entre tous, autour duquel s'édifie
inlassablement, superbement "humaine", la gloire narcissique
du statut d'un ; celui qui possède en toute propriété
sa propre pourriture. "ce n'est pas à n'importe qui
que je dirais "pourriture" avait lancé Michel de
Certeau, à Lille ; une injure pour familier, en somme !
La mort ne règne, il est vrai, toute puissante dans les
relations d'un à un que pour autant que le misérable
jeu de son appropriation conforte chacun dans un système
hautement profitable de tout ou rien. D'autre part, le système
maintient des lieux dits de pouvoir d'où la mort s'administre.
Tout un, pour régir ces lieux, fera l'affaire: du Dieu tout
puissant au petit chef, en passant par l'instance d'état
où n'importe quelle Cause unique. Car il importe en "haut
lieu", c'est à dire dans le bas fonds, que rien ne change
de ce rapport débile à la mort : que chacun soit assuré
et conforté dans l'absurdité qu'il y aurait un organisme
de gestion qui s'occuperait par délégation de sa mort,
tout comme une banque gère le patrimoine dont le supposé
propriétaire s'imagine jouir. D'ailleurs, si vous avez de
la religion, n'hésitez pas à donner tout le bénéfice
à la banque, de Saint Phalle ou du Saint Esprit de préférence
: vous aurez alors le statut de nu - propriétaire de votre
mort avec l'assurance d'en jouir au centuple... après. Si
le système se perpétue ainsi, c'est qu'il est non
moins profitable pour l'administré ; cela lui permet d'éviter,
en toute sécurité, d'avoir à interroger ce
qui fonde son statut narcissique le plus secret de sujet qui se
prend pour un. Jeu de dupes, on s'en doute. Car il s'avère
dans la pratique quotidienne des relations dites humaines, que jouissent
en fait de cette fantomatique propriété ceux qui,
tout uniment, affirment jusqu'en ses conséquences ultimes
la nature "éternelle" du sujet -qui se - prend
- pour - un, à savoir : pas d'autre. Ce qui dans son épure
donne : moi, l'un, je te tue, à peu près comme on
dit : mais moi, je t'aime ! Eventuellement ad majorem Dei gloriam.
Loué soit Dieu et ses tenants - lieu ! Que ne ferait-on pas
pour dormir tranquille, et surtout ne pas penser ?
*
A défaut de penser, qu'on se le dise : il n'y a pas de mort
propre, il n'y a pas de propriété de la mort. Le rapport
à la mort - celui qui ne se contente pas d'un simulacre d'appropriation
narcissique - le rapport à la mort est ce qui fonde le politique.
Je veux dire le politique à produire, et non pas celui qui
se délecte de sa forme instituée, non pas de celui
qui jouit du rapport à la mort en usufruitier.
Peut-être que la psychanalyse pourrait prendre en compte
ce fait, le politique ? Car après tout le "rapport à
la mort" n'est pas hors du champ de sa pratique.
Encore faudrait-il, pour ce faire en vérité, que
les pièces absolument uniques qui composent nos plus purs
joyaux institutionnels acceptent réellement la possibilité
de laisser traverser par l'idée d'une désintégration
de leur cristalline spécularité :
Et que trépasse enfin la chose celée!
Nul n'y perdrait rien. Rien qu'un jeu de reflets narcissiques qui
se focalisent inéluctablement en un enclos mythique, lieu
de toute Heimlichkeit, de toute "essence du dedans" :
intimité, pourriture, secret, recel de faux.
Que de trésors fictifs sont donc accumulés dans chacun
de ses coffrets fantômes ! Ce n'est pas demain la veille qu'il
pourra être porté atteinte à tellement de richesses
!
La formidable conjuration de tout ce qui fait de l'un se rassemble
à son insu en une Sainte Alliance, afin que resplendisse
encore et toujours, dans sa gloire décadente, la Grande Muraille
de l'Une.
Inventer des passes, en instituer des modes, ne serait-ce pas au
bout du compte, affermir l'Enceinte - Même et concourir à
l'œuvre de la Sainte Alliance ?
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