Paru dans les Lettres de l’École freudienne, 1976, n° 17. Lors de la visite de Jacques Lacan à Strasbourg, une question issue du travail d’un cartel avait été verbalisée.

Présentation du cartel […]

 

(221)Ch. Strohl.– Dans un groupe de travail, Monsieur Lacan, tout à fait récemment, a été articulé ou balbutié une différence entre la pulsion sado-masochiste et la méchanceté et le mépris. Et je voudrais vous demander comment vous situez l’équivalent pulsionnel par rapport à ce que notre langue humaine désigne par méchanceté ou mépris.

 

J.Lacan.– Oui… Il est évident que si je dis que le désir de l’Homme, c’est l’enfer, ça ne veut pas dire qu’on y entre par méchanceté. Il y a quand même quelque chose qui peut nous mettre sur la voie, c’est que, la méchanceté… il faut voir d’où ça vient. Voyons, en allemand, comment ça se dit.

 

Une voix. – Das Böse.

 

J.Lacan.– C’est le mauvais, plutôt ça, c’est le mal. Bosheit, méchanceté c’est Bosheit.

 

Des voix.Boshaftigkeit

 

Muller. – Eine Bosheit geht vorbei.

 

(222)J.Lacan.– Enfin, en français, méchant a à faire avec le mal par sa première syllabe : . Comme dans médire, dans mépris.

La deuxième syllabe concerne le choir. Méchant c’est méchéance, c’est tomber mal… bon. Il y a pour la méchanceté, il y a des gens qui ont des dons. On les soupçonne de malice, avec tout ce que le mot malice comporte : ça veut dire à la fois affinité avec le mal, et ça veut dire aussi : faire des blagues. Nous ne savons pas tout de même si la méchanceté… enfin… je suis plutôt pour penser, moi, quant à moi, que la méchanceté c’est quelque chose de l’ordre de l’acte manqué.

On ne fait jamais de méchancetés que pour le bien de quelqu’un. À ceci près qu’on rate.

C’est pour ça que je dis qu’il y a des gens qui ont des dons. Et puis ça finit quand même… on finit par y prendre plaisir, à rater. Moi, par exemple, j’ai raté à peu près tout ce que je pouvais espérer obtenir comme ça d’une invigoration de la psychanalyse… française. J’ai fini par y prendre plaisir. J’y ai pris plaisir, naturellement, pour le bien. Puisque tout ceci ne m’empêchait pas de continuer à faire de mon mieux pour bien dire quelque chose.

C’était de la méchanceté.

Je dis peut-être que le désir de l’homme, c’est l’enfer, par méchanceté. Certains, si l’idée a pu leur passer par la tête, moi je n’ai vraiment pas du tout l’impression de faire autre chose que répéter Freud, dans cette exergue, liminaire, n’est-ce pas, de la Traumdeutung.

Le mépris est toujours justifié, alors lui, par contre. Moins on prise quelqu’un, plus, bien sûr, on a chance de s’en tirer. Je parle de mépris pour une personne. Plus on a chance de la priser juste. Il faut quand même partir d’une mauvaise prise, sans cela on n’a aucune chance d’en avoir jamais une bonne. Je joue là sur prise, n’est-ce pas, et appréciation. C’est un bon départ. Et il me semble difficile de ne pas conseiller à l’analyste de se résigner à ça, si on peut dire. S’il ne partait pas de l’idée qu’il apprécie à côté, comment est-ce qu’il aurait une chance de…

Il faut quand même partir de là, il faut partir de l’idée que spontanément on prise de travers. C’est… la seule chance de ne pas tomber dans la méchanceté.

Je vous ai répondu ?

Enfin je vous ai répondu en tout cas. Vous pouvez ne pas apprécier ma réponse, mais je vous ai répondu. Et même je ne me soucie guère si à la suite de cela on me méprisera. – Qui est-ce qui a une autre question à poser ? – La chose que je voudrais faire remarquer, ce n’est pas que l’on doive partir de là, mais que tout le monde part de là.

Il n’y a pas évidemment de vie sociale, même concevable, sans un mépris fondamental. Enfin, c’est ce qui permet la relation sociale. Si vous pensez un seul instant à la somme de soucis que vous devriez prendre, pas seulement pour chacun de vos contemporains, mais pour l’ensemble des choses, il est bien certain que vous ne pouvez pas songer un seul instant.

Je vois mal comment quelqu’un pourrait objecter.

En d’autres termes, l’homme n’est pas méchant. Il est méprisant, bien sûr. Mais il n’est pas méchant. Ça, je le crois. La méchanceté, c’est un ratage malicieux, au maximum. Ce n’est pas le mal… enfin, la Böshaft. L’homme est bon, comme tout le monde l’a dit toujours. Il est bon… il est bon à en périr. Il est bon pour lui-même, d’abord.

 

Muller. – Mais si on dit que ce n’est pas possible de vivre sans mépris comme vous le dites. On peut aussi dire une idée parallèle : de croire qu’on est tout-puissant dans la fantaisie parce qu’on pourrait s’imaginer qu’on peut estimer tout. Si ce n’est pas possible de vivre sans mépris on pense que ça serait possible d’estimer tout, de respecter tout.

(Il manque quelques minutes d’enregistrement).

 

J.Lacan. – Nous devons considérer les personnes qui sont à portée de notre voix, comme n’étant pas mordues par la toute-puissance. La toute-puissance de la pensée naturellement. Nous devons les considérer comme normales. Il y a peut-être des gens qui se croient tout-puissants.

J’espère que dans tout ce que j’ai dit, je ne prête pas un seul instant à l’idée que, quant à moi, je me crois tout-puissant. Ce qui est vraiment ce qu’il y a de plus éloigné de ma pensée et ce qu’il y a de plus éloigné du résultat à attendre d’une analyse. Ce n’est pas forcément le résultat principal, mais c’est le résultat minimal.