Intervention sur l’exposé de P. Delaunay : « Le moment spéculaire dans la cure, moment de rupture » au Congrès de l’École freudienne de Paris sur « La technique psychanalytique », Aix-en-Provence (matin). Parue dans les Lettres de l’École freudienne, 1972, n° 9, pp. 471-473.

Exposé : […]

Discussion : […]

 

(471)[…] M. Lacan – M. Delaunay nous apporte, dans un relief très vif, ce qui me semble être un certain champ de son contact avec l’expérience analytique. Il le centre sur quelque chose qui mérite de prendre date : l’énoncé d’un certain moment comme spéculaire. Je ne pense pas que lui échappe la portée de ce qu’il a dit.

Ce qui nous a été articulé l’a été fort bien, et donne bien l’idée de ce que peut représenter pour lui cette certaine articulation de l’expérience.

Si j’interviens, en somme, c’est parce que c’est particulièrement exemplaire de ce qui se propose comme production à chacun de nous. Il y a certainement de nombreuses façons de donner pivot à l’expérience, et comme ce n’est certainement pas quelque chose qui tourne autour d’un seul centre, c’est un mouvement très épicycloïde, si je puis m’exprimer ainsi, on peut en trouver plus d’un.

Mais c’est justement là la question ; c’est qu’en trouver un et le décrire comme le centre, c’est bien ce qui fait la difficulté de notre repérage de l’expérience analytique. Chacun sait qu’en fin de compte, c’est bien de la promotion privilégiée de certains centres, qui étaient d’ailleurs tout à fait mal épinglés, mal choisis, que se sont produites les réserves de Freud, la cassure par exemple qu’il a faite avec Adler parce qu’il était bien évident que ça n’était pas sans rapport avec l’expérience analytique, ce que racontait Adler ; ça n’avait qu’un inconvénient, c’était de la rendre absolument sommaire et à proprement parler décentrée.

Je voudrais simplement marquer tout de même le danger qu’il y a toujours à faire un choix comme celui-là de centrage, qui comporte toujours un certain oubli de cette irréductible ternarité de la gravitation psychanalytique. Vous savez qu’il n’y a rien de plus difficile que de mettre en équation au niveau de la gravitation un rapport ternaire ; et ça n’est qu’une évocation, d’ailleurs, parce que très précisément ce n’est pas de ça qu’il s’agit dans l’analyse ; c’est plus compliqué encore puisque cette ternarité a toute une béance dans une de ses passes.

Alors là je veux simplement épingler deux petits points où ne fait que pointer l’inconvénient qui peut résulter de ce choix pivotal du moment spéculaire. Ça s’est trahi très joliment dans votre interprétation de quelque chose sur quoi vous n’étiez pas, évidemment, sans appui puisque vous aviez derrière vous un passage célèbre sur l’évocation du daimôn. Au moment de dire si vis vitam, ce que vous aviez fort bien forgé, vous avez dit si vis mortem.

Bien sûr, c’est un simulacre un peu facile, mais je crois que de mettre, comme ça, l’accent sur le lapsus d’un orateur, justement, ce n’est pas un jeu, ça touche à quelque chose de très profond.

Ce que ça désigne, ce si vis mortem, c’est quelque chose d’assez repérable et que je crois avoir, en un certain point des choses que j’ai écrites, désigné. Ça n’a rien à faire avec la pulsion de mort ; on est dans une telle confusion chaque fois qu’on approche même de ce terme de la mort qu’il faut que je dise que ça n’a aucun rapport, ce que je veux dire, avec la pulsion de mort. Vis, c’est un désir. Et un désir, comme nous le savons, pas forcément réalisé, loin de là. Je crois que malgré vous, là, avec votre si vis mortem, ce que vous désignez, c’est l’obsessionnel ; il voudrait bien être aussi intact que l’est imaginairement un mort. Cette position hors du jeu, que j’ai comparée à celle de je ne sais quel bouffon impérial dans la loge majeure du cirque, c’est un des reliefs, c’est un des ressorts de la position de l’obsessionnel, et je crois, si j’ai bien entendu, que si vous mettez l’accent sur la position de l’analyste comme étant celle du mort, c’est là quelque chose qui doit vous mettre en garde vous-même, n’est-ce pas ; c’est un des dangers bien connus, il y a longtemps que j’y ai mis l’accent : le versant d’obsessionnalisation qui s’offre à la pratique analytique.

Je dois dire que cette référence au mort me paraît scabreuse ; même quand j’ai évoqué la partie de bridge, je n’ai pas mis l’analyste à la place du mort. Il joue avec le jeu du mort ; ce n’est pas pareil.

(473)Le deuxième petit épinglage ne me paraît pas sans importance, encore que je n’en sois pas tout à fait sûr ; c’est vous qui allez me répondre.

Est-ce qu’à un moment, ce point que vous avez relevé, je vous en rends le mérite – et d’ailleurs vous n’êtes pas le seul, je dois dire que ça sonne dans les oreilles de certains comme un point d’énigme sur lequel jamais personne ne m’a demandé de m’expliquer, ce que j’appelle, à la fin de l’article sur le stade du miroir, la fonction du « je » etc., le véritable voyage. Est-ce que je me suis trompé ou est-ce que vous l’avez, fût-ce tout à fait en éclair et à un moment, identifié possiblement à la psychose ? Ce n’est certainement pas ça que je désignais par le véritable voyage.

 

M. Delaunay – Non, moi non plus.

 

M. Lacan – Ce sont les remarques que m’a suggéré votre énoncé, que je serais bien content que d’autres que moi reprennent. Je ne suis ce matin entré dans le jeu que parce que je voyais qu’on mettait un peu longtemps à répondre. Je pense que ce que vous avez apporté vaut vraiment de recevoir plus d’une réponse.