Le désir et son interprétation     en cours

                                 1958-1959

 

 

1-      12 nov.1958

-         le désir et ses interprétations

-         3 étapes du graphe

-         Principes du signifiant

-         La mère et le signifiant manquant

-         Désir

-         Manque de l’être

 

 

 

Nous allons parler cette année du désir et de son interprétation.

Une analyse est une thérapeutique, dit-on; disons un traitement, un traitement psychique qui porte à divers niveaux du psychisme sur, d’abord ç’a été le premier objet scientifique de notre expérience, de ce que nous appellerons les phénomènes marginaux ou résiduels, le rêve, les lapsus, le trait d’esprit, j’y ai insisté l’année dernière sur les symptômes.

      D’autre part, si nous entrons dans cet aspect curatif du traitement sur des symptômes au sens large, pour autant qu’ ils se manifestent dans le sujet par des inhibitions, qu’elles soient constituées en symptômes et soutenues par ces symptômes, d’autre part ce traitement modificateur de structures qui s’appellent névroses ou neuro-psychoses que Freud a d’abord en réalité structurées et qualifiées comme neuro-psychoses de défense.

      La psychanalyse intervient pour traiter à différents niveaux avec s)ces réalités phénoménales en tant qu’elles mettent en jeu le désir. C’est nommément sous cette rubrique du désir, comme significatifs du désir que les phénomènes que j’ai appelés tout à l’heure résiduels, marginaux, ont été d’abord appréhendés par Freud, dans les symptômes que nous avons décrits d’un bout à l’autre de la pensée de Freud, c’est l’intervention de l’angoisse, si nous en faisons le point clé de la détermination des symptômes, mais pour autant que telle ou telle activité qui va entrer dans le jeu des symptômes est érotisée, disons mieux : prise dans le mécanisme du désir.

      Enfin, que signifie même le terme de défense à propos des neuro-psychoses, si ce n’est défense contre quoi? Contre quelque chose qui n’est pas encore autre chose que le désir.

      Et pourtant cette théorie analytique au centre de la quelle il est suffisant d’indiquer que la notion de libido se situe, qui n’est point autre chose que l’énergie psychique du désir, c’est quelque chose, s’il s’agit d’énergie, dans quoi, je l’ai indiqué en passant, rappelez-vous autrefois la métaphore de la libido, certaines conjonctions du symbolique et du réel sont nécessaires pour que même subsiste la notion d’énergie. Mais je ne veux pas ici, ni m’arrêter ni m’appesantir.

      Cette théorie analytique repose donc toute entière sur cette notion de libido, sur l’énergie du désir. Voici que depuis quelque temps nous la voyons de plus en plus orientée vers quelque chose que ceux-là mêmes qui soutiennent cette nouvelle orientation, au moins pour les plus conscients d’entre eux ayant emprunté à Fairbarn, il l’écrit à plusieurs reprises, parce qu’il ne cesse d’(articuler ni d’écrire, nommément dans le recueil qui s’appelle “Psychoanalytic studies of the personnality”, que la théorie moderne de l’analyse a changé quelque chose à l’axe que lui avait donnée d’abord Freud en faisant ou en considérant que la libido n’est plus pour nous “pleasure-seeking”, comme s’exprime Fairbarn, qu’elle est “object-seeking”.

      C’est dire que monsieur Fairbarn est le représentant le plus typique de cette tendance moderne.

      Ce que signifie cette tendance orientant la fonction de la libido en fonction d’un objet qui lui serait en quelque sorte prédestiné, c’est quelque chose à quoi nous avions déjà fait allusion cent fois, et dont je vous ai montré sous mille formes les incidences dans la technique et dans la théorie analytique, avec ce que j’ai cru à plusieurs reprises pouvoir vous y désigner comme entraînant des déviations pratiques, quelques unes non sans incidences dangereuses.

      L’importance de ce que je veux vous signaler pour vous faire aborder aujourd’hui le problème, c’est en somme ce voilement du mot même désir qui apparaît dans toute la manipulation de l’expérience analytique, et en quelque sorte quelle impression je ne dirais pas de renouvellement, je dirais de dépaysement, nous produisons à le réintroduire; je veux dire qu’au lieu de parler de libido et d’objet génital, nous parlons de désir génital. Il nous apparaîtra peut-être tout de suite beaucoup plus difficile de considérer comme allant de soi que le désir génital  et sa maturation impliquent par soi tout seul cette sorte de possibilité d’ouverture, ou de plénitude de réalisation sur l’amour dont il semble que se soit devenu ainsi doctrinal, d’une certaine perspective de la libido; tendance, et réalisation, et implication quant à la maturation de la libido, qui paraissent tout de même d’autant plus surprenantes qu’elles se produisent au sein d’une doctrine qui a été précisément la première non seulement à mettre en relief, mais m^me à rendre compte de ceci que Freud a classé sous le titre de ravalement de la vie amoureuse, c’est à savoir que si en effet le désir semble entraîner avec soi un certain quantum en effet d’amour, c’est justement et très précisément, et très souvent d’un amour qui se présente à la personnalité comme conflictuel, d’un amour qui ne s’avoue pas, d’un amour qui se refuse même à s’avouer.

      D’autre part, si nous réintroduisons aussi ce mot désir là où nous déterminons comme affectivité, comme sentiment positif ou négatif, sont employées couramment dans une sorte d’approche honteuse si on peut dire, des forces encore efficaces, et nommément par la relation analytique, par le transfert. Il me semble que du seul fait de l’emploi de ce mot, un clivage se produira qui aura par lui-même quelque chose d’éclairant.

      Il s’agit de savoir si le transfert est constitué, non plus par une affectivité ou des sentiments positifs ou négatifs que ce terme comporte de vague et de voilé, mais il s’agit, et ici on nomme le désir éprouvé par un seul, désir sexuel, désir agressif à l’endroit de l’analyste, qui nous apparaîtra tout de suite et du premier coup d’œil. Ces désirs ne sont point tout dans le transfert, et de ce fait même le transfert nécessite d’être défini par autre chose que par des références plus ou moins confuses à la notion positive ou négative (d’affectivité) ; et enfin de sorte que si nous prononçons le mot désir, le dernier bénéfice de cet usage plein, c’est que nous nous demanderons qu’est-ce que c’est que le désir.

      Ce ne sera pas une question à laquelle nous (s)aurons ou nous pourrons répondre. Simplement, si je n’étais ici lié par ce que je pourrais appeler le rendez-vous urgent que j’ai avec mes besoins pratiques expérientiels, je me serais permis une interrogation sur le sujet du sens de ce mot désir, auprès de ceux qui ont été plus qualifiés pour en valoriser l’usage, c’est à savoir les poètes et les philosophes.

      Je ne le ferai pas, d’abord parce que l’usage du mot désir dans la poésie, la transmission du terme et le fonction du désir dans la poésie, est quelque chose que je dirais, nous retrouverons après coup si nous poursuivons assez loin notre investigation. S’il est vrai, comme c’est ce qui sera toute la suite de mon développement de cette année, que la situation du désir est profondément marquée, arrimée, rivée à une certaine fonction du langage, à un certain rapport du sujet au signifiant, l’expérience nous portera, je l’espère tout ai moins, assez loin dans cette exploration pour que nous trouvions le temps à nous aider, peut-être de l’évocation proprement poétique, qui peut en être faite, et aussi bien à comprendre plus profondément à la fin la nature de la création poétique dans ses rapports avec le désir.

      Simplement je ferai remarquer que les difficultés dans le fond même du jeu d’occultation que vous verrez être au fond de ce que nous découvrira notre expérience, apparaît déjà en ceci par exemple que précisément on voit bien dans la poésie combien le rapport poétique au désir s’accommode mal, si on peut dire, de la peinture de son objet. Je dirais qu’à cet égard la poésie figurative – j’évoque presque les roses et les lys de la beauté – a toujours quelque chose qui n’exprime que le désir dans le registre d’une singulière froideur ; que par contre la loi (grec) de ce problème de l’évocation du désir, c’est curieusement dans une poésie qui se présente comme la poésie que l’on appelle métaphysique, et pour ceux qui lisent l’anglais, je ne prendrai ici que la référence la plus éminente de la littérature anglaise, John Dawe, pour que vous vous y reportiez pour constater combien c’est très précisément le problème de la structure des rapports du désir qui est là évoquée dans un poème célèbre, par exemple « the ecstasy », et dont le titre indique asse les amorces, dans quelle direction s’élabore poétiquement sur le plan lyrique tout au moins, l’abord poétique du désir quand il est recherché, visé lui-même à proprement parler.

      Je laisse de côté ceci qui assurément va beaucoup plus loin pour présentifier le désir, le jeu du poète quand il s’arme de l’action dramatique. C’est très précisément la dimension sur laquelle nous aurons à revenir cette année. Je vous l’annonce déjà parce que nous nous en étions approché(s) l’année dernière, c’est la direction de la comédie.

      Mais laissons là les poètes. Je ne les ai nommés là qu’à titre d’indication liminaire, et pour vous dire que nous les retrouverons plus tard plus ou moins diffusément. Je veux plus ou moins m’arrêter à ce qui a été à cet endroit la position des philosophes, parce que je crois qu’elle a été très exemplaire du point où se situe pour nous le problème.

      J’ai pris soin de vous écrire là-haut ces trois termes : « pleasure-seeking », « oject-seeking », en tant qu’elles recherchent le plaisir, en tant qu’elles recherchent l’objet.  C’est bien ainsi que depuis toujours s’est posé pour la réflexion et pour la morale – j’entends la morale théorique, la morale qui s’énonce en préceptes et en règles, en opération s de philosophes, tout spécialement dit-on, d’éthiciens. Je vous ai déjà indiqué – remarquez au passage en fin de compte la base de toute morale que l’on pourrait appeler physicaliste, comme on pourrait voir en quoi le terme a le même sens, en quoi la philosophie médiévale, on parle de la théorie physique de l’amour, au sens où elle est opposée à la théorie extatique de l’amour. La base de toute morale qui s’est exprimée jusqu’à présent, jusqu’à un certain point dans la tradition philosophique, revient en somme à ce qu’on pourrait appeler la tradition hédoniste qui consiste à faire établir une sorte d’équivalence entre ces deux termes du plaisir et de l’objet, au sens où l’objet est l’objet naturel de la libido, au sens où il est un bienfait, en fin de compte à admettre le plaisir au rangs des biens cherchés par le sujet, voire même à s’y refuser dès lors qu’on en a le même critère au rang du souverain bien.

      Cette tradition hédoniste de la morale est une chose qui assurément n’est capable de cesser, de se reprendre qu’à partir du moment où l’on est en quelque sorte engagé dans le dialogue de l’école, qu’on ne s’aperçoit plus de ses paradoxes, car en fin de compte quoi de plus contraire à ce que nous appellerons l’expérience de la raison pratique, que cette prétendue convergence du plaisir et du bien ?

      En fin de compte, si l’on y regarde de près, si l’on regarde par exemple ce que ces choses tiennent dans Aristote, qu’est-ce que nous voyons s’élaborer ? et c’est très clair, les choses sont très pures dans Aristote. C’est assurément quelque chose qui n’arrive à réaliser cette identification du plaisir et du bien qu’à l’intérieur de ce que j’appellerai une éthique du maître, ou quelque chose dont l’idéal flatteur, les termes de la tempérance ou de l’intempérance, c’est-à-dire de quelque chose qui relève de la maîtrise du sujet par rapport à ses propres habitudes. Mais l’inconséquence de cette théorification est tout à fait frappante. Si vous relisez ces passages qui concernent précisément l’usage des plaisirs, vous verrez que rien n’entre dans cette perspective moralisante qui ne soit du registre de cette maîtrise d’une morale de maître, de ce que le maître peut discipliner, peut discipliner beaucoup de choses, principalement comportant relativement à ses habitudes, c’est à dire au maniement et à l’usage de son moi. Mais pour ce qui est du désir, vous verrez à quel point Aristote lui-même doit reconnaître, il est fort lucide et fort conscient que ce qui résulte de cette théorification morale pratique et théorique, c’est que les (grec), les désirs se présentent très rapidement au delà d’une certaine limite qui est précisément la limite de la maîtrise et du moi dans le domaine de ce qu’il appelle nommément la bestialité.

      Les désirs sont exilés du champ propre de l’homme, si tant est que l’homme s’identifie à la réalité du maître ; à l’occasions c’est même quelque chose comme les perversions, et d’ailleurs il a à cet égard une conception singulièrement moderne du fait que quelque chose dans notre vocabulaire pourrait assez bien se traduire par le fait que le maître ne saurait être jugé là-dessus, ce qui reviendrait presque à dire que dans notre vocabulaire, il ne saurait être reconnu comme responsable.

      Ces textes valent la peine d’être rappelés ? vous vous y éclair(er)ez à vous y reportez.

      A l’opposé de cette tradition philosophique, il est quelqu’un que je voudrais tout de même ici nommer, nommer à mes yeux le précurseur de ce quelque chose que je crois être nouveau, qu’il nous faut considérer comme nouveau dans, disons, le progrès, le sens de certains de l’homme à lui-même, qui est celui de l’analyse que Freud constitue.

      C’est Spinoza, car après tout je crois que c’est chez lui, en tout cas avec un accent assez exceptionnel, que l’on peut lire une formule comme celle-ci : que « le désir est l’essence même de l’homme ». pour ne pas isoler le commencement de la formule de sa suite, nous ajouterons : « Pour autant qu’elle est conçue à partir de quelqu’une de ses affections, conçue comme déterminée et dominée par l’une quelconque de ses affections à faire quelque chose ».

      On pourrait déjà beaucoup faire à partir de là pour articuler ce qui dans cette formule reste encore, si je puis dire, irrévélé ; je dis irrévélé parce sue bien entendu on ne peut traduire Spinoza parmi Freud. Il est quand même très singulier, je vous le donne comme un témoignage très singulier, sans doute personnellement j’ai peut-être plus de propension qu’un autre, et dans des temps très anciens j’ai beaucoup pratiqué Spinoza. Je ne crois pas pour autant que ce soit pour cela qu’à le relire à partir de mon expérience, il me semble que quelqu’un qui participe à l’expérience freudienne peut se trouver aussi à l’aise dans des textes de celui qui a écrit « Desservitu te numana », et pour qui toute la réalité humaine, ses structures, s’organisent en fonction des attributs de la substance divine.

      Mais laissons de côté  aussi pour l’instant, quite à y revenir, cette amorce. Je veux vous donner un exemple beaucoup plus accessible, et sur lequel je clorai cette référence philosophique concernant notre problème. Je l’ai pris là au niveau le plus accessible, voire le plus vulgaire de l’accès que vous pouvez en avoir. Ouvrez l’ouvrage du charmant défunt Lalande, « Le vocabulaire philosophique », qui est toujours je dois dire, en toute espèce d’exercice de cette nature, celui de faire un vocabulaire toujours une des choses les plus périlleuses et en même temps les plus fructueuses, tellement le langage est dominant en tout ce qui est des problèmes. On est sûr qu’à organiser un vocabulaire on fera toujours quelque chose de subjectif. Ici nous trouvons ceci : « Désir (Begerang, Beguerung) » - il n’est pas inutile de rappeler ce qu’articule le désir dans le plan philosophique allemand – « tendance spontanée et consciente vers une fin que vous imaginez » .

      « le désir repose donc sur une tendance dont il est un cas particulier et le plus complexe. Il s’oppose d’autre part à la volonté ou à la volition en ce qu’elle superpose, 1° la coordination, au moins momentanée, des tendances ; 2° l’opposition du sujet et de l’objet ; 3° la conscience de sa propre efficacité ; 4° la pensée des moyens par lesquels se réalisera la fin voulue ».

      Ces rappels sont fort utiles, seulement il est à remarquer que dans un article qui peut définir le désir, il y a deux lignes pour le situer par rapport à la tendance, et que tout ce développement se rapporte à la volonté. C’est effectivement à ceci que se réduit le discours sur le désir dans ce Vocabulaire, à ceci près qu’on y ajoute encore :  « Enfin selon certains philosophes, il y a encore à la volonté d’un fiat.. d’une nature spéciale irréductible aux tendances, et qui constitue la liberté ».

      Je ne sais quel air d’ironie dans ces dernières lignes il est frappant de le voir surgir sur cet auteur philosophe. En note : « Le désir et la tendance à procurer une émotion déjà éprouvée ou imaginée, c’est la volonté naturelle d’un plaisir » (Citation de Boque). Ce terme de volonté naturelle ayant tout son intérêt de référence.

      A quoi Lalande personnellement ajoute : « Cette définition apparaît trop étroite en ce qu’elle ne tient pas assez compte de l’antériorité de certaines tendances par rapport aux émotions correspondantes. Le désir semble être essentiellement le désir d’un acte ou d’un état, sans qu’il soit nécessaire dans tous les cas de la représentation du caractère affectif de cette fin ».

      Je pense que cela veut dire du plaisir