RéSUMé. Une lecture et un commentaire du livre “Travailler avec Lacan” présenté par Alain Didier-Weill et Moustapha Safouan.
Date: 17 mars 2008. Document : #L080302. Présenté à la librairie L’arbre à lettres à Paris en tant que commentaire du livre “Travailler avec Lacan” le 14 mars 2008[WS07].
Il m’a été demandé de commenter le livre présenté par Alain Didier-Weill et Moustapha Safouan, “Travailler avec Lacan”. Ce livre est un recueil de témoignages de treize psychanalystes qui ont travaillé avec Lacan soit en tant qu’analysants, analystes ou les deux successivement.
Ayant travaillé moi-même avec Lacan pendant une période, je me suis posé la question, – Est-ce que je retrouve “Le vrai Lacan” dont parle SAFOUAN, dans les témoignages de ce livre, c’est à dire celui de mes lectures des oeuvres écrites de Lacan, de ma place d’auditeur lors de ses séminaires et des présentations de malades, et de ma place d’analysant.
J’ai intitulé ce texte “Une pratique de xénopathie”. Ceci réfère à quelque chose de fondamental dans le travail avec Lacan. Son écoute et sa disponibilité lui permettaient de faire évoluer son interaction avec l’analysant en une fraction de seconde suivant la présentation subjective de l’analysant.
Je vais donc ici citer ce qui dans certains chapitres de ce livre rappelle mon Lacan, soit ce que j’aurais voulu pouvoir dire sur l’expérience de ma rencontre.
Cependant il faut bien tenir compte du fait que mon commentaire est partial et partiel. Ce que je dis de ce livre est une toute petite partie de la richesse de cet ouvrage. J’ai sélectionné seulement ce qui me rappelait Lacan tel que je l’ai connu. J’ai ainsi laissé de coté la plupart des approches théoriques pour ne retenir que les témoignages des rencontres avec Lacan. Et encore n’ai-je pas parlé des contrôles avec Lacan car je n’étais pas en contrôle avec lui. J’ai laissé notamment de coté une bonne part de l’intervention de M. Safouan et tout le texte de C. Simatos pour n’y retenir que la présentation physique et vestimentaire de Lacan, alors que son texte est un très riche témoignage de l’influence que Lacan a eu sur sa pratique. Et enfin je n’ai pas commenté tous les auteurs présents dans le livre.
La vérité parle et là où elle parlait Lacan savait l’entendre. Quand il l’entendait il pouvait la renvoyer instantanément à son émetteur. C’est cela que j’appelle une pratique de xénopathie. À cet analysant se sentant “foutu” il répondit “– Vous ne vous sentez pas foutu, vous êtes foutu.” Un jour, je lui dis, pénétré de mon importance “– Je suis con”, avec un très large sourire il me dit “– Mais oui c’est exactement ça !” Rien de tel pour relativiser le drame du narcissique et renvoyer à une composante fondamentale de l’humain, la connerie.
Il s’adressait au sujet même de l’inconscient, pratique tout à fait déroutante. C’était toujours à vous que Lacan s’adressait, il ne se trompait pas d’interlocuteur.
Lacan s’intéressait à ce qu’on disait et non à ce qu’on était. CLAVREUL a perçu cela tout de suite et c’est vrai qu’étant moi même un jeune homme perclus d’ego mal digéré ce changement de perspective a participé à un allègement par un décollement de l’adhérence à l’image de soi. On est contraint de ressentir que la transmission de la vérité passe non par le signifié mais par le signifiant. J’étais pris dans le semblant que toute énonciation véritable était importante pour lui. Cela forgeât mon écoute en tant qu’analyste.
Il a pu, avec la passe, repenser le problème de la transmission.
Travailler avec Lacan, c’était travailler l’altérité. Il avait un véritable génie pour présentifier l’altérité ; une altérité qui, sans bavardage, introduisait une éthique. Et ainsi sa relation à l’autre (élève ou analysant) l’emportait sur tout.
“Étonnant”, voici un signifiant bien choisi, je pense que chacun peut en témoigner. Notre étonnement est un signe de l’amour de transfert. Ne disait-il pas que prévoir la réaction de l’autre n’est pas un signe de l’amour. En effet tout avec Lacan était intense, de l’instant de la rencontre, jusqu’à l’au revoir, jamais de ronron, jamais la dimension de l’habitude. Cette capacité à s’étonner de ce qui ne vous étonnait pas encore faisait de cet homme étonné un homme devenant étonnant.
Ce qui n’a jamais cessé de me surprendre est ce respect étonnant pour la singularité du sujet prêt à parler. Et par le style de son écoute, Lacan tendait à n’opposer aucune résistance comme s’il était possible qu’existe une écoute sans limites.
A. Houballah commence son témoignage par une pratique de Lacan à laquelle j’ai été, comme beaucoup, confronté. Le choix du client suivant n’avait rien à voir avec l’ordre d’arrivée dans sa salle d’attente, ni avec l’heure du rendez-vous. Voici comment il en parle, et je pourrais tout à fait m’approprier ces mots et cette anecdote. “Son regard fait le tour de l’assistance et s’arrête sur moi avec un sourire accueillant. Je m’apprête à me lever, croyant être élu. Sa main fait un geste latéral vers quelqu’un d’autre : ‘Venez mon cher”’.
Là encore, concernant le prix des séances, “Je ne pouvais payer mon contrôle que 50 francs, il a tout de suite accepté.” Je puis témoigner d’une scène similaire. Je lui ai dis que je ne pouvais payer que 50 francs par séance. Il a accepté sans problème. C’est la question du juste prix. Bien entendu cela varie d’un sujet à l’autre. C’est quelque chose d’à peu près assimilé par nombre d’analystes lacaniens en France. Ceci est toujours une source d’étonnement pour nos collègues états-uniens.
Sur ce prix des séances je peux rapporter une anecdote illustrant bien le savoir faire intuitif de Lacan. Un copain, en analyse chez S. Leclaire à l’époque éprouvait le besoin de consulter Lacan une fois tous les deux ans environ. Je lui avais dit que je payais 50 francs par séance — ce qui était une somme importante pour moi à l’époque — Il fut choqué car il donnait 300 francs à Lacan quand il le voyait. Ayant l’intention de revoir Lacan il me dit qu’il allait lui donner seulement 50 francs, comme moi. À la fin de la séance Lacan lui dit “– Combien me donnez vous d’habitude ?” Sans se démonter il répondit “– 50 francs, monsieur”. La réponse de Lacan vînt “– 50 francs ? C’est très bien, et bien donnez moi 300 francs aujourd’hui.” C’était ça le juste prix.
La pratique de Lacan a un effet de sens par le pouvoir du trou. Trou de la fin de séance, c’est un vide créateur de sens. Ceci permet d’enregistrer telle parole de l’analysant par la ponctuation que constitue la fin de séance. C’est la condition d’une nouvelle production à la prochaine séance. En tant que rythmée par la parole de l’analysant la durée de la séance est structurellement variable. Cette ponctuation peut prendre la forme d’un injonction brutale comme celle que cite P. Julien “Allez, debout, à demain !”.
“Homme extrêmement présent, posant volontiers une main sur une épaule désemparée” nous dit Marie-Christine Laznik. Cet homme qui vous abandonnait au seuil de son bureau pour chercher un autre client a pu m’accompagner jusqu’à la porte et me serrer chaleureusement la main, en insistant sur l’attente qu’il avait de me revoir le lendemain, lorsque j’ai pu enfin émettre un dire important qui lui parlait de moi.
“Quatre fois Lacan me fit revenir sous prétexte de me donner un nom qu’il ne me donnait pas.” J’ai rencontré la même expérience pendant plusieurs mois me renvoyant de séances en séances.
“Surprise de voir dans l’étonnement, dans l’émerveillement de quelque chose que je venais de dire sans l’entendre.” Il était capable de s’étonner, il savait s’ébahir puis éclater de rire. Dans le travail avec Lacan on est la source d’un dire qui réjouit l’Autre.
S’il y a sujet supposé savoir dans l’analyste il y avait position d’objet manquant dans la place occupée par l’analysant.
Ces positions uniques M.C. Laznik les résume en disant que “La mise en scène Lacan la jouait au titre de l’acteur grec, avec un masque.”
Si dans le travail analytique on le manquait toujours, il n’en était pas de même dans la rue ou dans son séminaire, avec sa mise qui frôlait l’excentrique, sa drôle de dégaine ; pour tout dire il ne passait pas inaperçu.
La pratique de Lacan s’apparentait à un formidable numéro d’équilibriste de génie. Mais on était forcément sensible à sa solitude, une solitude de grand homme.
Cela a été dit et redit et s’applique parfaitement à Lacan “le style c’est l’homme même” . Il ajoute “Le style c’est l’homme à qui on s’adresse”. Il n’y a pas de métalangage et on percevait continûment l’absence de hiatus entre la théorie et la pratique de Lacan. C’était cela l’épaisseur de son discours et de sa pratique.
Son épaisseur faisait qu’on le trouvait comme invocateur de l’inconscient au point d’être cet “implacable accoucheur de l’inconscient”. Mais dans un même temps il pouvait présenter une présence humaine, quasi fraternelle, du même coté du mur que l’analysant.
Sa pratique rendait le bavardage quasiment impossible. Comment bavarder quand votre analyste à une écoute d’une grande intensité et que les séances de durées variables peuvent être notablement courtes ?
La séance courte n’empêche nullement la déclinaison bribes par bribes des éléments de l’inconscient. Aussi la pratique de la séance lacanienne avait-elle quelque chose de minimaliste pour ce qui est de la parole et de son maniement.
“Vous viendrez mardi à 9 heures 57, mercredi à 10 heures 23, etc.” nous rapporte Valas. Je peux raconter la même expérience, à savoir une précision de SNCF pour l’horaire de la prochaine séance et le fait qu’on pouvait avoir à attendre plus d’une heure dans une des deux salles d’attente !
Cela pose et répond à la question de la valeur de la parole de l’analyste. Ce que dit l’analyste ce sont seulement des mots. L’analysant depuis sa place transférentielle investit l’analyste d’une place de supposé savoir. Il prend les mots dits par l’analyste pour ce qu’ils ne sont pas. Mon transfert vers Lacan ne portait pas sur ces paroles là. Une fois il me dit “– Revenez demain.” Je lui demande “– À n’importe quelle heure ?” Il me répond “– Mais non venez à 4 heures 10.” Je suis venu quand ça m’arrangeait dans l’après-midi. Ce qui bien sûr ne posa pas de problèmes.
Dire avec Valas que “c’était des séances où le sujet était pris de court” est une façon juste de dire ce qu’il en était.
Bien que les séances pouvait paraître très courtes il avait fondamentalement “la capacité à attendre que ce qui est de l’ordre du signifiant surgisse pour le patient dans sa réalité.” Winter ajoute que “quand il intervenait en disant quelque chose c’était toujours parce que j’étais en train de dire ou de ne pas dire quelque chose de ma réalité du moment.”
La vivacité avec laquelle Lacan attrapait le silence était tout à fait remarquable, ou plus exactement la division dans le discours. Une fois, incapable de dire, il a dû apercevoir un fléchissement dans mon expression. Il a bondi de sa chaise en amenant son doigt pointé vers ma figure à quelques centimètres d’elle en hurlant “Quoi ? ? ?” Je suis presque tombé du fauteuil de saisissement !
Je reprends une phrase de la postface d’A. Didier-Weill en guise de conclusion, j’ai été profondément touché par “la capacité que Lacan avait de transmettre à un analysant l’étonnement inouï qui pouvait s’éprouver devant la reconnaissance énigmatique d’un dire.”
Si on peut dire à chacun son Lacan, j’ai été heureux de trouver dans ce livre en plus de la singularité de chaque analyse des éléments de la relation que j’ai eue avec le docteur Jacques Lacan.
[WS07] Alain-Didier Weill and Moustapha Safouan, editors. Travailller avec Lacan. Aubier Psychanalyse. Flammarion, Paris, 2007.
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