Interventions sur l’exposé de P. Lemoine : « À propos du désir du médecin » au Congrès de l’École freudienne de Paris sur « La technique psychanalytique », Aix-en-Provence (après-midi). Parues dans les Lettres de l’École freudienne, 1972, n° 9, pp. 68-78.
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(68)M. Grasset – Je voudrais poser à Israël une question. En parlant comme il l’a fait tout à l’heure et en particulier comme il l’a fait à la fin de sa dernière intervention, est-ce qu’il se pose en médecin ou est-ce qu’il se pose en analyste ?
M. Israel – C’est très difficile, les dichotomies. Je comprends très bien cette question qui me paraît légitime. Mettons que j’aie commencé par être médecin et que là-dessus j’ai découvert l’analyse. Je n’ai pas pour autant pu retrancher ce que j’avais pu savoir ou entendre ou apprendre en médecine auparavant. Mais je pense qu’au contraire ça me donne un certain matériel à analyser. Je ne renie pas certaines fonctions du médecin. Ce que je dénonce, c’est un mésusage de la médecine.
M. Grasset – J’ai posé cette question parce que je pense que, s’agissant de cette question, ce sont peut-être les médecins plus que les analystes qui peuvent essayer d’y donner réponse.
(69)M. Lacan – Et peut-être aussi les analystes la poser différemment[1] !
[…]
(73)[…]M. Benoît – Je reprends la parole parce qu’on a parlé de médicaments. Je crois que ce qui fonde la médecine, ce n’est pas l’existence des médecins, c’est l’existence des médicaments, ou plus généralement des objets thérapeutiques, de l’objet médical. Quelqu’un qui est malade est avant tout quelqu’un qui demande un objet. Et cette quête se situe certainement à un niveau extrêmement archaïque, tout à fait préœdipien comme on l’a dit tout à l’heure.
C’est très nécessaire à un psychanalyste qui s’aventure dans l’univers médical de se demander, justement, ce que c’est que cet objet. Est-ce que c’est un objet biologique ou est-ce que c’est autre chose ?
C’est seulement quand on s’est posé cette question que, lorsqu’on est psychanalyste, on peut s’aventurer dans l’univers médical en étant sûr que son désir n’est pas un désir de médecine mais un désir d’analyste.
(74)M. Lacan – Benoît vient d’introduire un élément qui, je ne peux pas dire a été jusqu’ici manquant, je vais dire pourquoi, mais un élément qu’il était tout à fait essentiel de mettre en avant dans son caractère à juste titre épinglé du terme d’archaïque. Parce qu’en effet il est là depuis toujours, depuis qu’il y a une profession médicale. Il n’empêche pas, bien sûr, que comme tous les objets archaïques, il est là toujours prévalent. Ce n’est pas une raison parce qu’il se noie dans une abondante production liée à la prolifération des produits chimiques, qui tendent comme beaucoup d’autres choses dans le monde moderne à masquer le fond, à masquer ce dont il s’agit, pour qu’il ne soit pas toujours ce qui a toujours été l’objet médical, qu’on le fasse dans des usines spécialisées ou avec du broyat de momie : il s’agit toujours du même objet médical.
À ce titre, la seule chose que j’aurais à épingler comme remarque, c’est que peut-être, dans ce qui nous a été présenté avec un caractère tout à fait impressionnant, lié à la façon fort bien ordonnée dont chacun pouvait témoigner de quelque chose qu’il avait sinon enregistré lui-même, en tout cas écrit pour la présentation ça prenait vraiment toute sa portée – donc il ne s’agit absolument pas de considérer qu’un pareil témoignage soit quelque chose qui n’ait pas son incidence et sa portée ; il est au cœur même de l’actualité et c’est vraiment très important ; néanmoins épingler ceci de désir du médecin est quelque chose qui me paraît devoir être mis entre parenthèses.
Si j’ai mis en avant le désir du psychanalyste, d’abord c’est avec un formidable point d’interrogation, et justement en ceci qu’il n’est pas si facile d’en donner la formule. Je ne prétends pas jamais l’avoir donnée moi-même. C’est une interrogation tout à fait correcte puisqu’à l’intérieur de la discipline psychanalytique ou de l’expérience psychanalytique, comme vous voudrez bien l’entendre, le désir est une articulation tout à fait essentielle à définir. La transporter en dehors de ce champ implique naturellement toutes les corrections nécessaires sur ce qu’elle peut continuer à vouloir dire, en dehors du champ où nous l’avons articulée d’une certaine façon, où par exemple ce que j’appelle souvent d’une façon abrégée mes graphes ou mon algèbre permettent de le préciser, dans les conditions de l’expérience analytique ; le projeter ailleurs, dans la relation à quelque chose qui se présente comme un terme qu’il faut bien appeler à la fois existant et en même temps mythique, à savoir le (75)médecin, comme si c’était là quelque chose d’essentiel, bien sûr, il faut bien voir qu’il y a là une réalité sociale tout à fait solide et instituée ; mais il est certain que cette institution prend sa portée d’une image tout à fait ancienne et qui nécessite d’être articulée avec une plus grande précision. On peut se mettre à faire une interrogation analytique de cette image archaïque, comme l’a dit tout à l’heure Benoît. Elle n’est pas archaïque ; elle est toujours là. Il suffit de voir la référence que nous en avons eu tout à l’heure dans le langage d’Israël lui-même. Il nous a dit à un moment : ce que veut le médecin, tel que nous en avons l’expérience, c’est d’être un bon médecin ; c’est en effet absolument essentiel. Il peut en être comme de ce dont il s’agit quand les produits chimiques commencent à noyer l’objet médical : les choses pour l’instant peuvent paraître se placer sur une frontière étatique, va-t-on être conventionné ou pas etc. il reste que derrière, pour tout ce qui garde la densité, le poids de ce que représente la figure du médecin, la façon dont le médecin lui-même la vit, c’est d’être un bon médecin.
Il y a là quelque chose qui mérite tout à fait d’être interrogé en soi-même. Et, à cet égard, il est certain qu’il faudrait procéder par une série d’analyses comparatives ou même d’une enquête où on pourrait arriver à serrer la question de plus près ; il n’y a pas un seul d’entre nous qui, étant médecin, n’ait pu sentir chez des gens tout à fait proches de lui, accessibles, avec lesquels il dialoguait, comment tout un comportement est motivé par cette chose dont il ne suffit pas de l’appeler un idéal, parce que ces termes ont été précisés dans mon langage en fonction d’une certaine articulation analytique ; mais ça ne veut pas dire, par exemple, que le terme d’idéal suffise à représenter ce qu’il y a sous cette fonction, sous ce statut, et dans quoi le médecin digne de ce nom trouve son assiette ; qu’il soit assuré par la présence dont il s’agit de savoir si elle est seulement déterminable sociologiquement par cette fonction archaïque d’être le bon médecin, ceci mérite d’être interrogé. Et là nous avons en effet la structure de quelque chose qui se rapproche très très probablement de ce qu’on a dit, à savoir d’un objet ; d’un objet bénéfique, d’un objet qui se communique ; le médecin est quelque chose qui, en quelque sorte, laisse participer d’une espèce d’essence de « bon quelque chose ». Dans mon dernier séminaire, j’ai assez accentué tout ce qu’on peut mettre comme poids différent derrière ce mot de « bon ». Ce n’est pas une raison pour que, à notre égard, on puisse dire que le médecin est bon, (76)c’est-à-dire qu’il va passer ici à la casserole. Ce n’est pas de ça qu’il s’agit.
Et ce qui a pu être mis en évidence de quelque chose qui ne m’a jamais paru sans portée, c’est en effet – dans certains cas c’était éclatant – la fonction du désir chez tel ou tel médecin. Mais le désir chez les médecins, il est bien clair qu’il n’a pas moins de fonction qu’ailleurs ; ce serait bien étonnant si les médecins y échappaient ; bien sûr, ils y trébuchent à chaque instant dans leur pratique, ce n’est certes pas leur privilège. De sorte que ce qui est à interroger, c’est la légitimité de la formule : le désir du médecin. Avant de savoir ce que c’est que le désir du médecin, du médecin pris dans ce que j’ai appelé à l’instant son essence, ce qui n’est certainement pas un bon terme car il s’agit de quelque chose de beaucoup plus archaïque que ce qu’il en est de l’essence ; enfin ce qu’il en est du désir dans son rapport avec l’existence de ce qu’a très bien promu Benoît en parlant d’objet médical, c’est en effet une question, dont il n’y a véritablement aucun inconvénient à ce qu’elle soit prise par cet abord d’une expérience, l’expérience de votre introduction dans le champ médical ; parce qu’à vrai dire, avant de penser comment nous allons résorber le champ médical dans le champ freudien, il faut bien dire que tout de même, c’est nous qui sommes les intrus.
En fait, c’est la question qui a toujours été laissée de côté très expressément par les analystes ; s’il y a quelque chose qui peut être constitué de nouveau par mon enseignement, c’est bien que de certaines questions peuvent être posées, comme elles le sont en effet ici, qu’on peut espérer qu’une séance s’ouvre à partir de laquelle on peut serrer le tir, corriger les positions, introduire l’élément d’un repérage.
Pour l’instant, il est bien certain que tout ce dont vous avez apporté le témoignage prouve que, pour ce qui est de ce repérage, nous n’en sommes pas près, c’est-à-dire que pour l’instant non seulement on nage, mais ça paraît au-delà de tout espoir.
Donc, ce dont il s’agit, c’est évidemment de voir pourquoi, jusqu’à présent, les analystes n’ont jamais posé, n’ont jamais même abordé ce champ ; il se trouve, comme dans beaucoup d’autres cas, qu’on a passé, depuis qu’on avait le temps de travailler, c’est-à-dire depuis la fin de la (77)dernière guerre, son temps à faire de chaque côté des simagrées. Les analystes, tous ceux qui ne sont pas de mon école très exactement, ont passé leur temps à faire considérer que eux aussi avaient les vertus du bon médecin. C’était même leur abri principal. Grâce à ça, maintenant nous nous trouvons en effet dans la position qui est celle-ci, c’est à savoir que des analystes, c’est très essentiellement différent des médecins, et comme auparavant on a vécu sur la confusion, au moment où la confusion se dissipe, naturellement on est bon pour le malentendu, et tout ce que vous avez, en somme, mis en évidence par le témoignage du groupe strasbourgeois, c’est très exactement ceci, c’est que pour l’instant, c’est strictement inarticulable. Vous pouvez en effet saisir tout ce que vous voulez : des actes manqués, des bafouillages, des faiblesses incroyables, des aveux qui sont rarement recueillis. Mais ça ne constitue pas la plus petite amorce d’embrayage.
Là-dessus, Guattari a fait aussi une excellente remarque. Je ne sais pas si le vœu par lequel il a terminé, c’est-à-dire – si j’ai bien entendu – la substitution au médecin de cette fonction de groupe etc. je ne sais pas si c’est ça qui paraît pour l’instant doué du plus d’avenir, mais ce qui est certain, c’est que l’axe général de son intervention m’a paru excellent.
M. Israël – Je vais essayer de donner non pas une conclusion mais les impressions qui se dégagent de la discussion – si on peut appeler discussion ce qui s’institue au sein d’un groupe aussi important que le nôtre ici.
Je rappellerai simplement au départ que nous avons bien voulu venir parce qu’on nous a sollicités, que certains processus de répétition sont bien connus, qu’au fond ça me rajeunit de quelques années de réentendre des thèmes qui ont déjà été abordés à Strasbourg ; nous avons notamment entendu parler de l’objet.
Ça montre aussi que, lorsque quelqu’un de nous a une idée, il est bon qu’il la soutienne, qu’il ose la soutenir longtemps et surtout qu’il réussisse à la soutenir longtemps, quelles que soient les critiques auxquelles cela l’expose.
Je suis tout à fait d’accord qu’en effet, le désir du médecin, pour nous, ne signifiait pas – et c’est d’ailleurs ce que j’ai dit lorsque j’ai parlé de l’intervention de lemoine – une (78)formule générale concernant l’ensemble des médecins. Il eut été plus prudent (je me fous de la prudence) si l’on voulait éviter certaines critiques (c’est le seul risque que nous courons ici, il n’est pas très grave) de parler de notre observation : des avatars du désir chez certains médecins.
M. Lacan – Mais enfin, c’est évident
que vous pouvez ne pas être au fait de petites formules que j’ai produites à
mon dernier mercredi, mais enfin c’est vraiment bien là le cas de se servir de
ce auquel je mettais la barre de la négation et du
* aussi avec la barre de la négation. Ça semble presque
aujourd’hui s’imposer. Le « ce n’est pas de tout médecin qu’on peut
dire » ou le « ce n’est pas d’un seul médecin qu’on puisse
dire », ce sont là des formules très essentielles à différencier, aussi
essentielles à différencier que la différence de l’homme et de la femme. Et je
me demandais lequel des deux, dans votre couple, jouait le rôle masculin et
féminin, si c’était le psychanalyste ou si c’était le médecin ; ça
pourrait se pousser assez loin ; ce serait amusant. Ce n’est pas étonnant
que vous retrouviez une histoire de scène primitive derrière ça, parce qu’il
s’agit bien évidemment d’oppositions logiques d’une structure très particulière.