Vienna, IX, Berggasse 19
25. XI. 14
kjære frue,
Comme une lettre entre Vienne et Göttingen met actuellement six jours, je crois pouvoir vous répondre aussitôt sans paraître indiscret. Le tiré à part désiré voyage sans passer par la censure et a dû déjà vous arriver.
Ce que vous écrivez me donne le courage de joindre ma voix à la vôtre. Je ne doute pas que l’humanité se remettra aussi de cette guerre-ci, mais je sais avec certitude que moi et mes contemporains ne verront plus le monde sous un jour heureux. Il est trop laid ; le plus triste dans tout cela, c’est qu’il est exactement tel que nous aurions dû nous représenter les hommes et leur comportement d’après les expectatives éveillées par la ψα. C’est à cause de cette position à l’égard des hommes que je n’ai jamais pu me mettre à l’unisson de votre bienheureux optimisme. J’avais conclu dans le secret de mon âme que puisque nous voyions la culture la plus haute de notre temps si affreusement entachée d’hypocrisie, c’est qu’organiquement, nous n’étions pas faits pour cette culture. Il ne nous reste qu’à nous retirer et le grand Inconnu que cache le destin reprendra des expériences culturelles du même genre avec une nouvelle race.
Je sais que la science n’est morte qu’en apparence, mais l’humanité semble vraiment morte. C’est une consolation que de penser que notre peuple allemand est celui qui s’est le mieux comporté en la circonstance ; peut-être parce qu’il est sûr de la victoire. Le négociant avant la banqueroute est toujours fourbe.
Nos mercredis, auxquels vous avez ôté beaucoup de valeur en déclarant qu’en d’autres temps, vous y auriez pris part, n’ont plus lieu que deux fois par mois. Ils se déroulent paisiblement et d’une manière un peu superficielle. Beaucoup sont très occupés par leurs fonctions, quelques-uns manquent tout à fait. Je travaille secrètement à des choses 33 très vastes et peut-être aussi riches de contenu * ; après une léthargie d’environ deux mois, j’ai pu rendre la liberté à mon intérêt et je sens très nettement que ma tête a bien profité de ce repos.
Deux de mes fils34 sont à l’armée, tous deux encore en période d’instruction dans des villes de province.
Je vous envoie mon souvenir affectueux et songe avec plaisir qu’après la guerre, nous aurons aussitôt besoin de nous revoir.
Votre dévoué Freud,
* “Umfangreichen, vielleicht auch inhaltsreichen Dingen.”
33. Dans une lettre adressée à Karl Abraham en date du 21 déc., Freud écrit à la fin : « J’aurais pu achever une nouvelle théorie de la névrose avec des chapitres sur le destin des pulsions, le refoulement et l’inconscient, si mon envie de travailler n’avait pas succombé à ma mauvaise humeur. »
34. Martin Freud, l’aîné, et Ernst Freud, le plus jeune.