2 Juni 1914
Vienna, IX. Berggasse 19
Cher Jones,
Je suis revenu hier soir de Budapest, où Rank et moi, accompagnés de Ferenczi comme interprète, avons aidé Loe à devenir Mrs. Herbert Jones. Je suis certain que ce doit vous être pénible, comme ça l’est pour moi, quand je me souviens de l’enchaînement des événements, depuis cette soirée, dans un café de Weimar, où vous m’avez proposé de la prendre en traitement, jusqu’aux moments où je l’ai assistée dans son nouveau mariage. C’est une très remarquable chaîne de changements entre personnes et sentiments, et les points les plus marquants me semblent être que nos relations n’ont pas été gâtées et que j’ai même appris à aimer l’autre. Quant à elle, j’apprécie pleinement ce que j’ai appris de vous la première fois que vous m’avez décrit sa personne. Elle est charmante, c’est un bijou comme vous l’appelez dans votre lettre d’une grande noblesse d’esprit, et elle est trop extraordinairement anormale pour faire le bonheur d’un travailleur. Il faut la juger pour elle, avec un étalon qui n’est adapté qu’à son seul moi.
Quoique d’apparence juvénile, Herbert J. est en fait un homme accompli, et j’ai bon espoir qu’ils auront autant de bonheur que sa santé à elle le permettra dans les temps prochains. Le couple passera quelques jours au Semmering, puis retournera à Vienne pour y rester jusqu’à mon départ. Je n’ai aucun espoir qu’elle se débarrasse de la morphine d’ici là, mais je crois qu’il est plus sage de ne pas lui demander ce qu’elle ne peut donner, et je désire vivement ne pas perdre mon crédit auprès d’elle. Tout bien considéré, elle doit désarmer le critique et s’en faire un ami.
Venons-en maintenant aux autres points de votre lettre que j’avais emportée avec moi à Bpest pour y répondre sur le terrain, mais je n’ai pas pu. Je vous remercie sincèrement de vos corrections sur mes épreuves, qui méritent toutes certainement considération. J’ajouterai quelques lignes sur Pf. où est, je sais, le lien le plus vulnérable du harnais. Je suis navré que vous suiviez les faits et gestes de Jung avec tant d’inquiétude. Il est inévitable qu’il suive sa voie, accomplisse sa mission, produise ses impressions et finisse par personnifier quelques-unes des résistances que la ψα est appelée à rencontrer sur son chemin. Je ne suis pas le moins du monde inquiet de ce qu’il fabrique, mais j’affirme que nul ne peut prédire ce qu’il fera. Même Dieu ou le Diable, peut-être, n’en savent trop rien à l’heure qu’il est. Je ne crois pas nécessaire que vous le suiviez pas à pas en Angleterre pour lui apporter la contradiction sur-le- champ, sauf peut-être dans une occasion, que vous pouvez choisir à votre convenance. Laissez-le parler puis défiez-le sèchement et sans merci par écrit. J’ai lu ces temps-ci un « Nachwort » à la seconde édition de « Inhalt der Psychose 1 », qui paraîtra sans lien aucun avec la série des Schriften. Il y reconnaît que sa « psychologie constructive» n’est pas de la science og, pour finir, ne cache pas son adhésion à Bergson. Ainsi voyez-vous qu’il a trouvé un autre Juif pour son complexe du père. Je ne suis plus jaloux.
Nos projets sont maintenant arrêtés pour l’été. Le 12 juillet à Karlsbad, dont j’ai plus besoin cette fois-ci que les années précédentes, avec mon épouse. 4 août à Seis am Schlern (Tyrol), où nous retrouvons ma belle-sœur. 18 septembre, départ pour Dresde, où j’espère retrouver mes amis du comité avant le Congrès, 20/21 Congrès, 24 septembre conférence à Leyde (2) ; dans ces eaux-là, je compte (3) que ma fille viendra d’Angleterre, le temps me manque pour faire la traversée, — et pour finir quelques jours à Hambourg avec elle (4). Ma santé chancelante m’invite à ne pas voyager beaucoup plus (5).
Ci-joint la lettre de Putnam, qui n’est sans doute pas le mot de la fin, tant il est vaillant. Les combats pour la ψα, je dois vous les laisser à vous, les jeunes, car ils ne font que commencer et je n’en verrai pas la fin.
Je ne dirai rien des informations de Lina sur la morphine, mais je reste sceptique, je l’avoue, et n’ai aucune certitude en la matière.
Merci d’envoyer les adresses à Fisher Unwin. S’il n’est pas d’usage d’envoyer des livres à des personnalités, je ne ferai pas d’innovation.
J’ai vu Sachs, il ne tarit pas d’éloges sur Londres et sur vous.
Veuillez excuser cette lettre qui, malgré sa longueur, ne saurait être l’équivalent des vôtres, et pensez à votre
attentionné
Freud
1. Voir Jung (1908, 1915).
2. Le début de la Première Guerre mondiale devait empêcher le Congrès comme la conférence de Leyde.
3. Freud avait d’abord écrit except (excepter) au lieu d’expect (attendre).
4. Avec Anna Freud.
5. I may avoid much more travelling feeling somewhat shaken in health (sic).