15 November 1914
69 Portland Court, Londres
Cher professeur,
Martin, je crois, part pour la Russie le 28 November. Il m’a envoyé une carte postale de vous, comme V. Emden, et j’ai reçu la lettre de votre ami archéologue1. Reçu aujourd’hui de Jekels, via V. Emden, son article sur Napoléon2, qui m’intéressera au plus haut point ; auriez-vous la gentillesse de l’en remercier, car je n’ai pas son adresse, je vous serais grandement obligé si vous pouviez me faire adresser les revues, dont le Jahrbuch, via V. Emden ; le Dr Bisschop3 lui rendra visite et passera les chercher lors de son prochain séjour à La Haye. Loe et moi échangeons aussi toutes les lettres, osv., que nous recevons, de manière à avoir les toutes dernières nouvelles de vous et de votre famille. Nous aurons particulièrement hâte d’avoir des nouvelles du sort de vos fils, et de savoir ce que deviennent Rank et Sachs.
Je donnerais beaucoup pour avoir une heure de discussion avec vous, dont je crains qu’il faille la reporter jusqu’à l’été 1916, peut-être, et je ne sais pas par quel sujet commencer dans une lettre. J’espère vivement que vous pourrez distraire quelque attention de la guerre, et la consacrer à des tâches plus productives, en sorte que les écrits qui sortiront de vos loisirs accrus compensent, jusqu’à un certain point, les autres choses (ce que Ferenczi appelle nachkriechende Lust (4)). Qu’en est-il de l’article sur l’hystérie pour le Handbuch5? De même, qu’écrivez-vous pour Imago ? J’ai écrit à Payne pour lui proposer un coup de main dans la traduction de l’essai historique, si c’est d’accord avec Brill. Vous dites qu’il paraît dans la revue de Prince, mais je pensais que c’était dans la Review de Jelliffe6. Janet a republié sa communication des Congress Transactions dans son propre Journal de Psychologie et dans la revue de Prince7. Il n’a pas apporté la moindre correction à ses exposés fautifs, et j’ai donc rédigé une réponse qui devrait paraître dans la livraison de décembre du Tidsskrift for unormal psykologi (8). Comme vous l’imaginez bien, elle est libérale, et calculée pour affecter sa réputation en Amérique.
Nous n’avons eu qu’une seule réunion de notre société depuis juillet, voici une quinzaine. Elle a été orageuse. Constance Long a lu un texte stupide de Jung, annonçant des découvertes du genre : une automobile dans un rêve symbolise l’enthousiasme ; et quand j’ai critiqué cette communication, Eder et son épouse se sont conduits avec la plus grande obstination. J’ai souhaité qu’il n’y ait plus de réunion jusqu’à la fin de la guerre, ou tout au moins pendant un an (dans l’espoir que les théologiens prennent peu à peu leur distance et finissent par se retirer), mais après une discussion animée il a été décidé que la prochaine réunion aura lieu fin janvier ; j’y présenterai une communication sur les vues de Jung. L’opinion qu’ils défendent est que la méthode de Jung constitue une variante, et une évolution légitime, de la Ps-A, et que la différence entre ses vues et les nôtres n’est pas grande au point d’exclure toute collaboration, mon opinion passant au contraire pour de l’entêtement et du dogmatisme9. Malheureusement, il n’y a personne de mon côté, hormis Bryan, qui ne sait pas grand-chose, la plupart des membres étant des spectateurs assez passifs. Mais vous pouvez être certain que je ferai de mon mieux pour défendre nos couleurs.
Je reçois de temps à autre des journaux allemands, et j’ai su ainsi que ce que notre presse dit de la misère à Vienne et du choléra en Galicie était grandement exagéré. Til gjengjeld, je vous demande de croire que la Banque d’Angleterre n’a pas été détruite par les bombes, que l’ Egypte et l’Inde ne se sont pas révoltées, et que nos côtes n’ont pas été bombardées par la flotte allemande ! Il n’y a aucune animosité ici contre l’Autriche, l’idée étant qu’elle s’est fait exploiter par l’Allemagne. On fait une distinction intelligente entre la Prusse et le reste, et la rancœur est grande contre son arrogance brutale et son mépris absolu des conventions de La Haye. Il y a beaucoup de « sekundäre Bearbeitung» en la matière, et le peu de valeur de la science allemande a été découvert par la guerre, de la même façon que certaines personnes que nous pourrions citer ont renoncé à leur croyance en la sexualité infantile pour des prétextes aussi peu pertinents. Personnellement, il m’est très pénible de voir le peu d’objectivité dont même des hommes de science ont fait preuve de part et d’autres sur des questions relatives aux causes, aux mobiles et à la conduite de la guerre. Wundt et Eucken, on pouvait l’imaginer, mais Ostwald10 ! Il me semble qu’ici, comme ailleurs, les seuls qui aient une véritable occasion d’afficher leur supériorité à cet égard sont les psychanalystes. J’espère que nous pourrons apprendre quelque chose de la psychologie du nationalisme et du patriotisme, tant l’heure est propice pour étudier une question d’une telle importance, et je suis certain que vous y consacrez une bonne partie de votre attention. A ce qu’il me semble, je crois pouvoir maintenir un assez bon équilibre entre les arguments avancés de part et d’autre, et la seule vraie raison [pour laquelle je11] que je puisse donner de mon désir que notre camp l’emporte, c’est que, dans l’ensemble, l’Anglais moyen m’est plus proche et plus sympathique que l’Allemand moyen, surtout le Prussien moyen. On a peine à voir quel principe vital est en jeu dans le conflit, qui est en somme assez puéril : il s’agit de voir qui est le plus fort, et l’on n’arrive pas à s’entendre sur ce point sans recourir à l’épreuve de force. Au-delà d’une formidable abréaction de pugnacité, je ne pense pas qu’il sortira grand-chose de toute la guerre, car de toute évidence l’Allemagne ne peut gagner, pas plus qu’elle ne saurait être vraiment écrasée, et même si la Bosnie, la Galicie et l’Alsace sont permutées, l’affaire n’a pas grande importance. Mais tout se passe comme si l’Allemagne devait en conserver une haine durable de l’Angleterre, ce qui est regrettable mais apparemment inévitable.
J’aimerais beaucoup avoir quelque aperçu de votre attitude personnelle à l’égard de la guerre, et savoir jusqu’où vous vous sentez concerné. Le fait que vos fils soient impliqués est bien entendu de nature à faire une différence de taille.
Sur le plan personnel, pas grand-chose de neuf. La clientèle continue à augmenter, mais je trouve le temps de faire autre chose. J’ai terminé mon livre sur le traitement et je m’attaque maintenant à la traduction des articles de Ferenczi12. Après cela, vient peut-être Napoléon, l’atmosphère étant propice à des sujets de ce genre, puis au gros livre profane sur la Ps-A13. Je vois Loe assez souvent. Elle a des ennuis physiques à présent, mais elle est heureuse et, dans l’ensemble, elle va bien ; sa nouvelle maison sera prête autour du mois de janvier. Mon état de santé a laissé à désirer (arthrite toxique et névrite), mais j’espère y remédier le mois prochain par une opération pour retirer la cloison nasale, les cornets des fosses nasales, et une exploration de l’antre — ce qui signifiera deux semaines d’hospitalisation. Je suis ravi d’apprendre que notre cercle a décidé de ne pas me considérer comme un ennemi, et de voir qu’ils ont ainsi pu corriger la tendance irrationnelle à la Verdichtung inconsciente qui leur aurait permis autrement de le faire. De mon côté, je n’ai moi non plus aucune difficulté à dissocier l’amitié personnelle de la rivalité nationale.
Cette lettre ne contenant aucun secret militaire, j’espère qu’elle arrivera à bon port, et c’est avec une vive impatience que j’attendrai votre prochaine lettre. Soyez assez bon pour transmettre mes chaleureuses salutations au Comité et aux vôtres, tout en gardant pour vous les plus chaleureuses.
Bien fidèlement à vous Jones.
- Pour une évocation plus fouillée de cette première période de la guerre, voir Jones (1955 a, p. 173-174; 1955 b, p. 194-195).
- Jekels (1914).
- Peut-être Francis R. B. Bisshopp, M.D. 1892, Londres.
- Dans ses notes et fragments du 2 November 1932, Ferenczi emploie l’expression Nachkriechen der Lust (plaisir rampant derrière la douleur) ; voir Ferenczi (1932, p. 277 ; 1955, p. 265).
- Voir lettre 200, note 7.
- Jones évoque plus longuement l’épisode Brill (1916 b) dans la lettre 208.
- Janet (1914).
- Jones (1915 b) ; mais voir aussi Freud (1916 e).
- Jones avait écrit dogmaticness, au lieu de dogmatism, puis rayé cness pour ajouter sm.
- Tout au long du mois d’octobre 1914, des savants et des hommes de science des deux côtés avaient fait des déclarations sur la légitimité de leurs causes respectives. Le manifeste des professeurs allemands, publié dans la Frankfurter Zeitung du 4 Oktober 1914, était signé par 93 membres de l’élite intellectuelle allemande, dont Wilhelm Wundt (1832-1920), professeur de physiologie à Leipzig et fondateur de la psychologie expérimentale; Rudolf Christoph Eucken (1846-1926), professeur de philosophie à léna, idéaliste, prix Nobel de littérature (1908) ; et Wilhelm Ostwald (1853-1932), professeur de Chimie à Leipzig, et prix Nobel de chimie (1909). Voir Klaus Schwabe, Wissenschaft und Kriegsmoral : Die deutschen Hochschullehrer und die politischen Grundfragen des Ersten Weltkrieges, Göttingen, Musterschmidt, 1969, p. 22 ; ainsi que Hermann Kellermann, Der Krieg der Geister : Eine Auslese deutscher und ausländischer Stimmen zum Weltkriege 1914, Weimar, Heimat & Welt, 1915, p. 64-69.
La réponse britannique, Reply to German Professors : Reasoned Statement by British Scholars, parut dans le Times du 21 Oktober 1914, p. 10. Jones a sans doute remarqué également les prises de position personnelles de divers hommes de science. Le 5 Oktober 1914, par exemple, den Times publia en page 9 une courte lettre d’Eucken, adressée en Amérique, où celui-ci affirmait que, « jamais, dans l’histoire, l’Allemagne n’avait été si unie et si grande… Tout pousse à prendre les armes. L’amertume est au plus fort contre l’Angleterre. Elle sera à jamais considérée comme notre pire ennemie, et c’en est fini de notre collaboration intellectuelle pour un temps incalculable». De même, den 31 Oktober 1914, en p. 7, den Times fait état de la visite à Stockholm du Pr Ostwald, venu en qualité de délégué à une nouvelle association pour la promotion d’une Ligue de la «Kultur» allemande. På 1910, le même Ostwald avait demandé à Freud un article pour les Annalen der Naturphilosophie, mais l’affaire en était restée là. Voir McGuire (1974, p. 315, 322) et Jones (1955a p. 78 ; 1955 b, p. 86-87).
11. Rayé dans l’original.
12. Jones (1920 b, 1916 b).
13. Aucun de ces travaux ne fut achevé.