11-04-1907 Jung à Freud

19 J

Burghölzli-Zurich, 11. IV. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Grand merci de votre longue lettre si aimable! Je crains seulement que vous ne me surestimiez, moi et mes forces. Certes, avec votre aide, j’ai déjà regardé à une certaine profon­deur, mais je suis encore très loin de voir clairement. J’ai néanmoins le sentiment d’avoir fait un progrès intérieur tout à fait essentiel depuis que j’ai fait personnellement votre connaissance, car j’ai l’impression que l’on ne saurait jamais comprendre entièrement votre science si l’on ne connaît pas votre personne. Là où tant de choses nous sont obscures, à nous qui sommes éloignés, seule la foi peut nous aider; or la foi la meilleure et la plus efficace me semble être la connais­sance de votre personnalité. Aussi ma visite à Vienne a-t-elle été pour moi une véritable confirmation.

Une excellente analyse de dementia praecox que j’ai faite dernièrement m’a rappelé bien des choses que nous avons dis­cutées ensemble. J’aimerais maintenant vous soumettre une question qui m’occupe tout particulièrement : l’architecture du cas que j’ai mentionné était tout à fait » hystériforme « , tellement que pendant l’analyse j’ai totalement perdu la conscience de parler avec une dem. praec. Le rapport (transfert) était excellent, de sorte qu’en 1 heure j’avais trouvé toute l’histoire : rien que des événements sexuels jusqu’à la sixième année, le tout très typique. La patiente acceptait aussi la trans­position (1) avec très grand affect. La patiente avait acquis au cours de l’analyse une vision claire de la nature et de la genèse de la maladie, de sorte qu’on aurait pu s’attendre à une amélio­ration considérable. Le lendemain, il n’en était encore rien. Cela pouvait encore venir. Jusque-là tout est comme dans l’hystérie. Mais voici : la patiente n’a pas d’associations « hys­tériques ». Elle réagit tout à fait superficiellement, a les temps de réaction les plus courts que j’aie jamais vus. Cela veut donc dire que les mots stimulateurs ne percent pas jusqu’à son affec­tivité, ce qui a toujours lieu dans l’hystérie. Vous direz : non pas libido d’objet, mais auto-érotisme. Les complexes se trou­vaient fortement clivés pendant l’expérience, de sorte que les affects n’étaient pas éveillés. Mais dans l’analyse c’était l’in­verse; les morceaux de complexes venaient à flots, sans résis­tances. Dans cette situation, on aurait pu s’attendre à ce que les mots stimulateurs atteignent aussi considérablement les complexes, mais ils ne le faisaient pas. Cela me donne l’impres­sion que dans la dem. praec. le complexe organise moins la personnalité en fonction des stimuli associables que dans l’hys­térie, de sorte qu’il se produit une bien moindre « perlaboration » [Durcharbeitung] de la personnalité par le complexe. Dans l’hystérie, une synthèse a encore lieu entre le complexe et l’ensemble de la personnalité. Dans la d. pr., les complexes semblent se fondre d’une manière seulement approximative, en tout cas moins que dans l’hystérie et surtout que dans le normal. Les complexes s’isolent en quelque sorte. Vous direz que les complexes deviennent auto-érotiques et n’ont plus de libido qu’en eux-mêmes. Mais d’où cela vient-il? Dans les déli­res toxiques (alcool, etc.), nous voyons quelque chose de sem­blable : nous trouvons des fragments de complexes mêlés à des hallucinations élémentaires, qui reposent sur des stimuli de neurites, ce qui donne un mixte composite inanalysable, que je n’ai jamais pu élucider (psychologiquement!). Dans de tels états, des choses quotidiennes indifférentes, des morceaux de complexes, des stimuli sensitifs endogènes, etc., apparaissent à niveau, et la constellation sensée fait totalement défaut. Y aurait-il là une analogie avec l’isolement des complexes dans la dem. praec.? Il faudrait naturellement se représenter l’effet des toxines dans la dem. praec. comme seulement très léger. Mais d’où vient la régression au niveau auto-érotique? L’auto-érotisme n’est-il pas quelque chose d’infantile? et pourtant l’infantile est si totalement autre chose que la d. pr. Dans les examens galvanométriques 2 j’ai même vu que la mise en clivage des affects dans la d. pr. allait si loin que de forts stimuli physiques n’avaient pas la moindre influence, alors que des sti­muli psychologiques provoquaient encore de l’affect. Ainsi, l’analyse et le transfert étant parfaitement accomplis, il n’ad­vient absolument pas que la personnalité en tant que telle soit révolutionnée, comme dans l’hystérie. En règle générale, il ne se passe rien du tout, les malades n’ont rien appris et rien oublié, ils continuent de subir tranquillement. C’est comme si leur personnalité s’était décomposée, donnant les complexes isolés, qui ne s’influencent désormais plus mutuellement. Je vous serais très reconnaissant si je pouvais entendre votre opi­nion là-dessus.

Cela vous intéressera d’apprendre que le Congrès interna­tional d’Amsterdam de cette année m’a chargé de faire un exposé sur « les théories modernes de l’hystérie ». Le second orateur est Aschaffenburg! Je m’en tiendrai bien sûr à votre seule théorie. La discussion sera de toute manière affligeante, je le sens déjà. A[schaffenburg) m’a récemment écrit qu’il n’avait encore rien compris.

J’ai maintenant lu jusqu’au bout le livre de Rank 3. Il me semble qu’il y a de très bonnes idées dedans, mais je suis loin d’avoir tout compris. Mais je lirai la chose encore une fois plus tard.

Bleuler a maintenant accepté env. 70 % de la théorie de la libido, après que je lui ai fait la démonstration sur plusieurs cas. Sa résistance se dirige maintenant principalement contre le mot. Son oscillation négative semble avoir été temporaire, à l’occasion de ma visite à Vienne. Bl[euler] a été pendant très longtemps un célibataire totalement refroidi et a par là déjà accompli bien du travail de refoulement dans sa vie. Aussi son inconscient est-il devenu fort bien portant et influent. Vous avez néanmoins un soutien courageux en lui, même si de temps en temps se présentent quelques restrictions mentales. Ce que Bl[euler] a reconnu comme juste, il ne le lâche pas. Il possède les vertus nationales suisses à un degré inhabituel.

Je vous suis naturellement extrêmement reconnaissant de m’avoir fait part de vos idées sur la d. pr., comme je le suis de toute stimulation qui émane de vous.

Bezzola est un maudit têtu, qui doit encore compenser une situation dans la vie extrêmement désagréable. C’est pourquoi il se croit autorisé à s’enrichir des miettes qui tombent de la table du seigneur. C’est un collectionneur de détails, à qui il manque toute vue d’ensemble claire; par ailleurs un homme correct, que l’inconscient, il est vrai, tient encore bien forte­ment entre ses griffes. Son travail m’a horriblement énervé.

Ma femme et moi avons appris avec les plus vifs regrets la maladie de votre femme et nous lui souhaitons de tout cœur un bon rétablissement.

Recevez les meilleurs salutations

de votre reconnaissant et dévoué

Jung.


1. Jung dit ici Transposition ; il emploie à cette époque aussi les termes Rapport, cf. 2 J, n. 5 et 3 F (ajout) et Übertragung de manière apparem­ment synonyme, avant de se limiter à Übertragung. Cf. 27 F, le texte avant la n. 9.

2. Jung est l’auteur de trois essais en anglais sur ce sujet : « On Psychophysical Relations of the Associative Experiment », Journal of Abnormal Psychology, vol. I, 1907; « Psychophysical Investigations with the

Galvanometer and Pneumograph in Normal and Insane Individuals » (avec Frederick W. Paterson), Brain, vol. XXX, juillet 1907; et « Further Investigations of the Galvanic Phenomenon and Respiration in Normal and Insane Individuals » (avec Charles Ricksher), Journal of Abnormal and Social Psychology, vol. II, 110 5, décembre 1907-janvier 1908. Textes allemands dans G.W., 2. [« Sur les relations psychophysiques de l’expé­rience d’association »; « Recherches psychophysiques avec le galvano­mètre et le pneumographe chez des individus normaux et aliénés »; « Nou­velles recherches sur le phénomène galvanique et la respiration chez des individus normaux et aliénés ».]

3. Der Künstler [L’artiste], Vienne 1907. Cf. 17 J, n.1.