Fer
Papa, Hôtel Griff
le 27 octobre 1914
Cher Monsieur le Professeur,
Je vais devoir — à ce que je crois — mener notre correspondance, en partie du moins, sur une base analytique ; la rupture soudaine de notre relation médecin-malade (vous voyez, j’écris comme par association libre) me serait, sinon, bien trop douloureuse. De plus, difficilement réalisable.
Je veux faire un rapport chronologique. Le chemin jusqu’à Papa m’a semblé infiniment long, et pourtant j’étais déjà à la caserne vers 6 heures, et j’ai appris que j’aurais à assurer le service local. Mon inconscient a semblé si satisfait de cette nouvelle qu’il a immédiatement mis fin à la satisfaction substitutive de la diarrhée. Je suis ici depuis trois jours et je peux vous résumer mes impressions.
Le commandant est un homme aimable et distingué, les autres officiers aussi (hussards) ; à l’exception de deux riches Juifs, rien que de la « gentry » des intendants et quelques aristocrates. Tous me traitent en camarade ; il est vrai qu’en ce moment le médecin qui peut rédiger des certificats est une personnalité particulièrement puissante. Nous avons ici, à présent, des compagnies dites de réserve, qui doivent couvrir le départ des troupes et former les recrues. Je travaille de huit heures jusqu’à onze heures et demie, l’après-midi je n’ai rien à faire. Je panse et j’incise des furoncles, je fais des prescriptions contre la toux et les maux de ventre, et j’examine la troupe à son arrivée ou à son départ en permission. Nous ne savons presque rien de la guerre, ici ; bizarrement, l’intérêt pour les nouvelles des journaux a même diminué (chez moi aussi). Le « service » nous absorbe tellement que nous perdons de vue le but proprement dit de notre travail.
Je ne sais pas encore ce que je ferai de mes après-midi. J’ai passé le premier après-midi libre (avant-hier) en faisant de l’auto-analyse par écrit. Cela a bien marché ; je m’imaginais que je vous parlais. Hier, humeur maussade ; après m’être longuement torturé, il est apparu que je voulais organiser un massacre (un incendie criminel) à cause d’une blessure minime de mes complexes homosexuels. Là-dessus, soulagement. — Mes nuits sont perturbées (sommeil agité).
En somme, à présent, je ne suis ni triste, ni gai ; plutôt ennuyé. Je sais tout ce que je perds par l’interruption de l’analyse, mais le regret que j’en ai ne devient pas un sentiment conscient. Donc : le premier après-midi, maniaque, le deuxième, mélancolique, le troisième (aujourd’hui), apathique ; peut-être un mécanisme circulaire. — N.B. : j’aurais tendance à ne pas vous écrire la lettre, mais je m’y suis contraint, car je sais toute la gratitude que je vous dois. A Madame G. (à qui j’ai écrit le premier jour une lettre pleine de ferveur) je ne pourrais rien dire non plus, à présent. — En guise d’explication, le fait suivant me vient maintenant à l’esprit : réveillé aujourd’hui de fort bonne heure (4 h et demie), j’ai fait tous les efforts possibles pour me rendormir ; la méthode psychanalytique ayant échoué, j’ai saisi cette fois réellement le moyen auto-érotique (peut-être parce que vous avez recommandé l’auto-érotisme comme étant le meilleur somnifère). Naturellement, sans succès ; à la place est restée l’apathie, dont même de bonnes lettres n’ont pu me sortir aujourd’hui. Mais la « neurasthénie d’un jour» a sûrement aussi des racines psychiques.
Cet aveu est en même temps la reconnaissance du fait que j’ai, encore maintenant, de telles impulsions (comme je vous l’ai déjà signalé) et que je les laisse passer à l’acte, une ou deux fois par an. Pendant des années, quand j’étais jeune homme, la lutte violente contre l’onanisme m’a occupé et tourmenté. — Je pense à présent à la « scène primitive », postulée par vous. Peut-être ai-je été puni de façon trop sensible après cette protestation « virile » (uriner) 2.
Je vous promets donc de ne plus vous importuner autant, dorénavant, avec mon cas. Il viendra, il doit venir le temps où je pourrai poursuivre et terminer la cure !
J’espère aussi que, prochainement, quand je serai de meilleure humeur et que je ressentirai entièrement la gratitude que je vous dois, je pourrai vous écrire une lettre plus agréable. A présent, je sais pourquoi je ne voulais pas vous écrire : c’était pour ne pas vous déranger avec mes états d’âme personnels et ennuyeux. — Sans doute est-ce aussi la cause des multiples et longues pauses dans notre correspondance, dont je porte la responsabilité, la plupart du temps. Manifestement, j’ai toujours voulu être agréable.
Je peux enfin m’arracher à moi-même et penser à vous et aux vôtres. Veuillez m’envoyer les épreuves des Trois Essais 3 — ou de n’importe lequel A de vos écrits.
A cet endroit, j’ai été quelque peu embarrassé, d’où tant de mots raturés. Il est vrai que, dans des lettres antérieures, il y avait beaucoup plus de ratures ; cependant, il y avait aussi beaucoup plus d’ordre et de style. Vous voyez : quand j’écris ainsi, c’est tout de même toujours le mode associatif qui me revient ! Mais qu’en serait-il si je voulais enfin m’entretenir avec vous, objectivement, de sujets impersonnels ?
Je ne m’y force pas aujourd’hui et je mets à la poste cette lettre qui me fait tellement honte. [B J’ai voulu dire : à cause du mauvais style ; probablement la honte se rapporte-t-elle à l’aveu de l’onanisme.] Donc, je conclus et vous salue cordialement,
Ferenczi
A. Après ce mot, passage barré : « ce qui vous fait croire que j’ ».
B. Crochets dans le manuscrit.
- Le terme de gentry désigne la petite noblesse hongroise. Jusqu’à la fin du siècle, cette classe qui se considérait comme la gardienne des valeurs historiques du pays était de plus en plus divisée sur la question du Compromis de 1867. La gentry, incapable de s’adapter aux changements économiques et sociaux, était sur le déclin. Certains de ses membres occupaient des postes supérieurs dans les administrations locales et des postes moyens dans les administrations de l’État ; d’autres se destinaient à la carrière militaire. S’estimant victime des entrepreneurs dont la plupart étaient des Juifs et des Allemands, la gentry s’érigea en gardienne des traditions, se réfugiant peu à peu dans un nationalisme étriqué. Bon nombre de ses membres adhéreront à des mouvements de droite qui prendront une importance croissante après la guerre.
- Déjà, dans L’Interprétation des rêves, Freud estimait que l’observation des relations sexuelles entre les parents provoquait une « excitation sexuelle » chez l’enfant ; cette excitation, non comprise et réprimée, est «transformée en angoisse» (1900a, op. cit., p. 497). Ce problème devient central dans l’analyse de « l’Homme aux loups », au cours de laquelle Freud a introduit l’expression de « scène primitive ». Selon l’hypothèse de Freud, ce patient aurait interrompu «les rapports sexuels de ses parents en ayant une selle» (Freud, 1918i, «A partir de l’histoire d’une névrose infantile », trad. J. Altounian, P. Cotet, Œuvres complètes, XIII, p. 77) et plus tard, il aurait cherché à séduire la jeune bonne en urinant (ibid., p. 89). A propos de protestation virile dans ce contexte, voir t. I, 466 Fer et la note 2, ainsi que la discussion de Freud à ce sujet dans Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, (trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, coll. «Connaissance de l’inconscient & trad. nouv., 1991, p. 100-103). La construction proposée par Freud dans l’analyse de Ferenczi sera reprise plus tard, sous forme d’allusion (525 Fer) : « Érotisme urétral — ambition — scène d’observation nocturne ».
- Les épreuves des Trois Essais sur la théorie sexuelle de Freud ( 1905d). dont la troisième édition a paru chez Deuticke, en 1915.