27-07-1914 Jones à Freud

27 juillet 1914

69 Portland Court, Londres

Cher professeur Freud,

On dit ici — ce qui est peut-être faux – que l’Autriche a déclaré la guerre, et de tous côtés, ce n’est plus que rumeurs et préparatifs de l’Armageddon général. Je me demande naturellement en quoi ceci peut concerner vos fils, Rank, etc., et j’espère que tout se passe pour le mieux. En cas d’urgence, s’il fallait que votre fille vous rejoigne, je pourrais bien sûr l’escorter ; n’hésitez pas à me le faire savoir (et à me faire part de toute autre chose que je pourrais faire).

J’avais déjà pleinement apprécié ce que vous écrivez d’elle. Elle a un beau carac­tère et sera certainement par la suite une femme remarquable, à condition que son refoulement sexuel ne lui fasse pas de tort. Elle vous est bien sûr terriblement atta­chée, et c’est l’un de ces rares cas où le père réel correspond à l’image du père.

Je suis ravi de vous donner de bonnes nouvelles d’elle, car sa santé est excellente et elle semble couler des jours heureux et réagir vaillamment à son nouvel environ­nement. Nous sommes quelques-uns à avoir pris le bateau samedi, et elle a apprécié la sortie comme les autres. J’espère la voir davantage, car je n’ai pas de vacances régulières cette année-ci, et il est plaisant de passer quelques jours en si intéressante compagnie. Ferenczi sera ici la semaine prochaine, et sans doute nous rejoindra-t-il lui aussi. La famille d’Arundel est excellente, et elle ne saurait être entre de meilleures mains (1).

J’apprends aujourd’hui par Abraham que l’Austritt [démission] officiel est arrivé de Zurich, en sorte que votre article a produit l’un de ses effets désirés (2). J’ai lu la lettre de Maeder, ainsi que celles de Bleuler et de Pfister, toutes pleines d’intérêt. Abraham dit qu’il vous rejoindra dans le Tyrol.

Ferenczi me propose de continuer ici mon analyse avec lui, et, comme il subsiste quelques zones d’ombre que je ne saurais élucider tout seul (principalement dans les rêves), je lui serai très reconnaissant de l’opportunité.

Deux autres patients m’arrivent d’Inde le mois prochain, ce qui fera neuf heures par jour. Je ne suis pas allé écouter Jung vendredi, et je ne vais pas à Aberdeen, mais j’écris un rapport qu’Eder lira là-bas (il est l’un des secrétaires (3)). J’ai eu, la semaine dernière, une longue conversation avec Mrs. Eder, qui vient d’achever un mois d’analyse avec Jung. Elle a découvert que depuis son enfance elle n’a cessé d’être déchirée par un conflit entre ses inclinations scientifiques et philosophiques — celles- ci, qui sont la partie la plus forte de sa nature, ne devant plus être refoulées. Peut-être êtes-vous intéressé par le dernier cri en matière de méthode pour traiter l’Übertra­gung, La patiente le surmontç en apprenant qu’elle n’est pas réellement amoureuse de l’analyste, mais que, pour la première fois, elle se bat pour comprendre une Idée Universelle (avec des capitales) au sens de Platon ; après qu’elle y est parvenue, ce qui paraît être Übertragung peut demeurer.

J’ai vu Loe hier. Elle avait passé quelques jours alitée des suites de douleurs pro­voquées par les vomissements du mal de mer, mais elle va mieux maintenant. Elle retourne en Hollande mercredi, pour aller chercher Trottie (4). Elle cherche par tous les moyens à faire du tort à Lina, à qui elle voue une haine farouche. Pourquoi lui avez- vous fait part de mon observation sur la morphine, dont le seul propos était d’éveil­ler votre soupçon ? La voilà fâchée contre moi, probablement parce que c’était la vérité; je ne lui fais plus autant confiance qu’autrefois, depuis que j’ai découvert les mensonges qu’elle a racontés sur mon compte, j’espère cependant que les choses vont se calmer, et que nous serons un jour bons amis. J’ai été amusé d’entendre par­ler de votre discussion avec MacCurdy, qui semble avoir quitté depuis le devant de la scène.

J’ai été tellement heureux d’apprendre que vous profitiez de Karlsbad, et je vous adresse tous mes bons vœux et mon affection.

Votre fidèle

Jones.


1. Voir Young-Bruehl (1988, p. 65-69) pour une évocation du séjour d’Anna Freud en Angleterre, où il n’est aucunement question de « la famille d’Arundel ».

2. Allusion à Freud (1914 d) et à la décision de la société zurichoise de quitter l’Internationale.

3. Voir Jung (1915) et Jones (1914 i).

4. Son chien.