Kategori Arkiv: Sigmund Freud

02-09-1914 Ferenczi à Freud

Fer

INTERNATIONALE ZEITSCHRIFT FÜR ÄRZTLICHE PSYCHOANALYSE Herausgegeben von Professor Dr Sigm. Freud Schriftleitung : Dr. S. Ferenczi, Budapest, VII. Elisabethring 54/ Dr. Otto Rank, Wien IX/4, Simondenkgasse 8 Verlag Hugo Heller & , Wien, I. Bauernmarkt N° 3

Abonnementspreis : ganzjährig (6 Hefte, 36-40 Bogen) K 21.60 = MK. 18.

Budapest, den 2 septembre 1914

Cher Monsieur le Professeur,

J’apprends à l’instant, par ma mère (1) que vous n’avez pas reçu à temps ma carte postale où j’annule provisoirement ma visite. Malheureusement, je me suis laissé tromper par la ponctualité de la poste déjà plusieurs fois expérimentée, et j’ai ainsi gâché votre dimanche. Je vous prie d’excuser cette négligence ; je me suis honnêtement interrogé là-dessus et je me sais libre de toute mauvaise intention ; cependant, je n’aurais pas dû me conten­ter de la carte, j’aurais dû aussi vous télégraphier.

La dernière échappatoire que j’ai trouvée pour sortir du marasme, c’est une tentative d’auto-analyse. Toutefois, l’idée ne m’en est venue qu’au­jourd’hui ; je me rends compte que ce travail-là, je peux au moins le commencer, alors que me manque toute concentration pour une autre activité. Je n’ai cependant pas tout à fait renoncé à l’autre idée (être analysé par vous). A ma connaissance, le dernier jour où la réserve de l’armée territoriale peut encore être appelée, ainsi que les officiers dits de la classe A 2, est le 7 septembre. Si je suis encore libre le 7, je partirai pour Vienne le jour même.

Le fiancé d’Elma 3 a soudain fait surface ici et veut conclure le mariage en quelques jours, avec une dispense 4. A cette occasion, il m’a fallu consta­ter que mon inconscient lui est encore attaché par quelques fils, et que ces fils sont peut-être plus forts que je ne veux bien l’admettre. Cela expli­querait bien des choses pour lesquelles je ne trouve pas de raisons logiques. J’espère que le fait accompli * réduira aussi au silence les fantasmes incons­cients.

L’agitation fiévreuse due aux premières nouvelles de la grande bataille dans le Nord 5 a fait place (du moins chez moi) à une sorte de fatalisme. Au demeurant j’ai, moi aussi, l’impression que tous ces événements ne sont que des péripéties et, considérés sub specie ** de la ψα, n’ont pas grande signification.

Peut-être aurai-je encore de vos nouvelles avant de pouvoir vous parler.

De toute façon, je vous enverrai un télégramme pour dire si j’arrive, et quand.

Mes salutations cordiales!

Ferenczi

* I fransk i teksten.

** En latin dans le texte : sous le regard (de la psychanalyse). Formule construite sur le modèle du classique sub specie aeternilatis.

  1. Freud, n’ayant pas reçu la carte postale de Ferenczi annulant son voyage, s’est proba­blement informé auprès de la mère de celui-ci.
  2. La classe A comprenait les officiers de réserve appartenant aux professions libérales.
  3. John A. Nilsen Laurvik (1877-1953), critique d’art et marchand d’objets d’art américain d’origine norvégienne.
  4. Dispense d’afficher les bans.
  5. La contre-offensive des troupes allemandes à Tannenberg (26-29 August) qui, au cours des mois suivants, l’emportèrent sur l’armée russe.

29-08-1914 Abraham Freud

* Berlin W, Rankenstraße 24

29.8.14.

Kjære Professor,

Visiblement, certaines nouvelles de moi ne sont pas parvenues entre vos mains. Mais je suis content d’avoir enfin de vous des nouvelles fort détaillées; carte et lettre sont arrivées après un voyage de trois jours seulement, et j’espère qu’il en ira de même pour cette lettre.

Vous allez donc tous bien. Combien de fois n’ai-je pas pensé à ce que votre cadette pourrait bien faire en Angleterre; j’avais raison de supposer que c’est Van Emden qui servirait d’inter­médiaire.

Chez nous, tout va bien. Personnellement, je me suis proposé pour le service sanitaire, éventuellement aussi pour les affai­res extérieures et le service des transports. Il y a une semaine, j’ai failli prendre le train pour Dirschau (embouchure de la Vistule). Mais les choses ont suivi un autre cours, et je reste — au moins provisoirement — à l’hôpital militaire de l’hippodrome du Grunewald. J’ai beaucoup à faire, en chirurgie surtout; peut-être aurai-je plus tard à m’occuper spécialement de la section neuro-psychiatrique. Clientèle en ce moment très réduite. Pour une activité scientifique, je manque encore de tranquillité. Le besoin de travailler pour la collectivité et l’incer­titude des premières semaines de guerre m’ont entièrement accaparé. Mais les nouvelles ne sont-elles pas maintenant excel­lentes? Les troupes allemandes sont à peine à 100 kilomètres de Paris, la Belgique est liquidée; l’Angleterre l’est aussi sur terre. La Russie ne vaut pas mieux. Les succès autrichiens sont arrivés à point nommé, au moment où la Prusse orientale nous inspirait les plus vives inquiétudes.

Mes très cordiales salutations à Sachs, Rank et Ferenczi, de même qu’à tous les amis viennois. Je n’ai aucune nouvelle de Hitschmann. Que fait-il?

Quant à Jones, je pense que nous sommes tous sans nouvelles. N’éprouvez-vous pas aussi un sentiment étrange à l’idée qu’il fait partie de nos « ennemis »?

Je suis très impatient d’apprendre quand vous partez pour Hambourg! Le service rapide fonctionne à nouveau assez bien avec Vienne. Via Berlin, bien sûr; et ce sera une joie de vous voir arriver dans la ville, au lieu des Cosaques (qui, si l’on en croit les prophéties d’âmes craintives, devraient bientôt être ici). Une compensation pour Seis, même si c’est bien court! Ma femme et moi vous souhaitons à l’avance une très cordiale bienvenue.

Avec mes cordiales salutations pour vous et pour tous les vôtres,

Votre Abraham.

29-08-1914 Eitingon à Freud

67 E

Prague, den 29 August [1914]a

Kjære Professor,

tous mes remerciements pour cette nouvelle si rapide, je me suis beau­coup réjoui de savoir que votre cadette était chez vous. Pour ma part je viens de recevoir l’ordre de quitter avec quelques collègues l’hôpital de la gar­nison de la ville pour me rendre à Kaschau dans le nord de la Hongrie1,

vraisemblablement à plus grande proximité de l’endroit où Autrichiens et Russes se rencontrent actuellement en Galicie.

Mes plus chaleureuses salutations à vous et aux vôtres

Votre M. Eitingon

a. Carte postale.

1. Se 81 E+2.

26-08-1914 Freud à Eitingon

66 F

Vienna, den 26 August 1914a

Cher Docteur

Reçu aujourd’hui votre carte du 2 August, mais aussi celle du 24 August. Vous informe que ma fille est arrivée avec l’ambassadeur après dix jours de trajet via Gibraltar et Gênes. Mon fils est parti, nous ne savons pas encore pour où.

Cordiales salutations Votre Freud

a. Carte postale.

25-08-1914 Freud til Abraham

Vienna, IX, Berggasse 19

25.8.14.

Cher ami,

Je dirais : enfin des nouvelles de vous (les dernières remontent au 2.8), si je pouvais espérer que cette lettre ouverte parviendra entre vos mains. Depuis cette date, je vous ai écrit à plusieurs reprises, sans succès semble-t-il, J’ai appris par Eitingon, qui est à Prague, que vous resterez sans doute à Berlin.

En ce qui nous concerne, voici ce qu’on peut dire. Nous som­mes arrivés ici, retour de Karlsbad, den 5; ma belle-sœur, qui se remet enfin, était revenue avant nous, du fait que ses sana­toriums avaient fermé. Oli[1] a fait son apparition quelques jours après; quant à Ernst, nous n’avons pu apprendre pendant 12 jours s’il avait réussi à gagner Munich à partir de Salzbourg où il avait fait une excursion. Finalement, il a fait le voyage Munich-Vienne comme passager du consulat autrichien local avec 1 mark 55 en poche; mais ici, il a été gracieusement ajourné, et depuis, il vit avec nous. Annerl est pour ainsi dire prisonnière de guerre en Angleterre; après de longs jours d’angoisse, nous sommes arrivés à entrer en contact avec elle en passant par La Haye, grâce à l’entremise du docteur Van Emden. Nous avons appris qu’elle est restée, sans être inquiétée, dans son institut au bord de la mer, et qu’elle est en relation avec nos amis de Londres qui, à n’en pas douter, s’occuperaient d’elle en cas de besoin. Il semble qu’elle aille bien et qu’elle se comporte avec beaucoup de courage. Faktisk, un séjour en pays ennemi ne peut manquer d’être épineux.

Martin a fait son stage judiciaire avant que la guerre n’éclate. Quand l’orage s’est déclaré, il s’est porté volontaire, a prouvé que sa fracture du fémur était bien guérie, et il a réussi à se faire admettre dans l’arme à laquelle il avait déjà appartenu en tant qu’engagé volontaire pour un an (régiment d’artillerie n° 41 en croire sa lettre, il ne pouvait pas laisser passer l’occasion de passer la frontière russe sans changer de religion [2]. Il s’attendait à être retenu à Salzbourg pour parfaire sa forma­tion, mais il nous annonce aujourd’hui qu’il est parti. Nous ne savons pas où, bien sûr, si c’est vers le sud ou vers le nord.

Mon beau-fils à Hambourg est convoqué le 7 septembre pour service de guerre.

Je passe maintenant aux autres. Rank et Sachs sont ici. Rank, toujours aussi gai, s’est trouvé un travail : il range et catalogue ma bibliothèque, étant donné que nous ne sommes actuellement bons à aucun travail scientifique. Ferenczi est convoqué, il s’attend à être utilisé comme médecin et va nous rendre visite ici un de ces jours. Demain mercredi, les membres restants de l’association se retrouveront au café. Je sais que Federn se trouvait à bord de la Kronprinzessin Cäcilie, qui, mise en garde contre la France, a rebroussé chemin, et l’a ainsi ramené à New York!

Voici que j’ai enfin dans mon bureau le loisir que j’avais toujours désiré. Mais il en va toujours ainsi de l’accomplisse­ment des désirs ! Il m’est absolument impossible d’entreprendre quoi que ce soit de raisonnable. Comme les autres, je vis d’une victoire allemande à l’autre, et dans l’intervalle, je suis tour­menté par la peur de nouvelles complications, de nouveaux viols de neutralité, etc. II semble bien que les prouesses inouïes de nos alliés nous aient déjà sauvés. C’est une époque grandiose et effroyable.

De tous les projets de l’été et de l’automne, je ne retiendrai qu’un seul. Je vais aller voir mon petit-fils à Hambourg, et du même coup, je passerai aussi à Berlin, dès que les conditions de voyage seront à nouveau supportables. Ce sera sans doute bientôt, en septembre. Echaudé, bien sûr, par les expériences de ces derniers temps, on recule devant tout plan, tout projet.

Que sont les espoirs,

que sont les desseins

de l’homme, être éphémère ![3]

(ou quelque chose comme ça)

Je suis content d’apprendre que vous et les vôtres vous portez bien, et je souhaiterais seulement que la correspondance entre alliés soit à nouveau facilitée. Mais forsan et haec olim meminisse juvabit, avons-nous lu chez Virgile.

Très cordialement au nom de nous tous.

Votre Freud.


[1] Oliver Freud, né en 1891, deuxième fils de Freud.

[2] L’entrée dans la Russie tsariste était interdite aux Juifs.

[3] Was sind Hoffnungen, was sind Entwürfe, die der Mensch, der vergän­gliche macht! Citation de La Fiancée de Messine de Schiller.

24-08-1914 Eitingon à Freud

65 E

Prague, den 24 August [1914]a

Kjære Professor,

J’ai rejoint l’armée autrichienne comme médecin volontairec’est que je suis citoyen autrichien1et je resterai très vraisemblablement pour toute la durée de la guerre à l’hôpital de garnison de la ville, j’ai été affecté à sa sec­tion psychiatrique. J’ai eu aujourd’hui à faire une expertise sur une sévère névrose obsessionnelle. Dès que des blessés nous arriveront, il y aura aussi des choses à faire dans d’autres domaines médicaux. –

Je n’ai moi non plus pas encore eu de nouvelles d’Abraham.

Avec mes salutations très cordiales à vous et à vos chers proches

Votre dévoué M. Eitingon

a. Carte postale.

1. Voir l’Introduction, p. 10.

24-08-1914 Ferenczi à Freud

499 Fer

ABBAZIA A

Budapest, den 24 August 1914

Cher Monsieur le Professeur,

Au lieu du télégramme qui, de toute façon, n’arriverait pas beaucoup plus tôt, je vous réponds de cette manière plus détaillée.

Votre lettre qui décrit si justement les changements d’humeur qui alternent presque d’heure en heure, et auxquels nous sommes tous soumis, culmine dans le même jugement désobligeant sur Madame l’A.[utriche], que j’ai dû me forger, moi aussi. En guise d’exemple de conformité aux règles des processus psychiques, je peux vous dire qu’en ce qui me concerne, mon penchant libidinal pour la personnalité susmentionnée, qui était apparu au moment des nouvelles plus favorables, s’est de la même façon transformé en son contraire ; en même temps, un peu de libido est, dans une certaine mesure, devenue disponible pour nos efforts scientifiques. J’ai, moi aussi, fait quantité de lapsus à répétition (que j’ai interprétés en plaisantant comme une paralysie 1 débutante, à la manière de l’hypocondriaque qui a appris la médecine).

Récemment je vous disais (écrivais) que mon désarroi et mon incapacité à travailler étaient accentués, mais non créés, par la situation de crise ; votre incitation à venir à Vienne et à me mettre hors du temps à cette occasion — comme l’inconscient — voilà comment j’aimerais en profiter : ce que je préférerais, ce serait aller à Vienne pour quatre semaines environ et faire avec vous des séances d’analyse dans les règles ; je dispose de l’argent nécessaire (je l’avais retiré de la banque pour le voyage projeté en Angle­terre, avant le moratoire 2).

Je vous promets de faire tout mon possible afin d’atténuer les difficultés pour lesquelles vous refusez d’analyser Tausk 3. Si cela se passait, en partie, autrement — ce ne serait que du matériel pour la suite de l’analyse, où vous devriez procéder avec toute la sévérité nécessaire. Vous le savez bien : je souffre du souvenir du bon père. Peut-être le mauvais me déliera-t-il la langue !

J’attends votre réponse par télégramme.

Cordialement, votre Ferenczi

A. En-tête pré-imprimé ou tamponné, de couleur violette.

  1. Il s’agit de la paralysie générale, symptôme du stade terminal de la syphilis. Les troubles de l’articulation en sont un symptôme précoce.
  2. « Les caisses d’Épargne et les banques ne remboursent pas les dépôts au-delà de 200 couronnes » (lettre de Freud à Abraham du 2 VIII 1914, Korrespondanse, på. cit.).
  3. L’allusion de Ferenczi à Tausk n’est pas tout à fait claire. D’après Paul Roazen qui s’appuie sur ses entretiens avec Hermann Nunberg, Philippe Sarasin et Hélène Deutsch, Freud aurait refusé — mais seulement quelque quatre ans plus tard — d’analyser Tausk parce qu’il se sentait inhibé en sa présence, et parce qu’il craignait que Tausk ne lui vole ses idées (Paul Roazen, Animal mon frère, toi, Paris, Payot, 1971, p. 112 sq., og La Saga freudienne, Paris, PUF, 1986, p. 250-251).

23-08-1914 Freud à Ferenczi

498 F

Prof, Dr Freud

Vienna, IX. Berggasse 19 den 23 August 1914

Cher Ami,

Naturellement, je vous croyais déjà mobilisé, et hier je vous ai porté disparu en donnant des nouvelles à Emden, lui qui est neutre. J’accepte d’autant plus volontiers votre offre de venir à Vienne, où il ne vous est imposé aucune limite de temps ni obligation de me ménager. De toute façon, je ne veux pas tenter d’ouvrir ma consultation avant le 1er Oktober, tentative qui serait, du reste, maintenant comme plus tard, purement « sym­bolique ». Je n’arrive absolument pas à travailler. Pendant la première semaine après Karlsbad, j’avais bien commencé ; je pouvais consacrer trois ou quatre heures à lire et à réfléchir ; à la fin de cette semaine, très peu, et aujourd’hui cela fait une semaine que je n’ai pas pensé à la science. Des problèmes psychiques trop durs étaient à régler et, dès qu’une adaptation avait réussi, survenait une nouvelle exigence qui vous enlevait le bénéfice de l’équilibre déjà acquis. Je constate seulement que je suis devenu plus irritable, et je fais des lapsus à longueur de journée — comme beaucoup d’autres, d’ailleurs. Ceux des nôtres auxquels je parle sont dans le même état. Pour échapper à l’ennui, Rank a entrepris d’établir un catalogue de ma bibliothèque ; il va commencer dès demain, et moi, je me suis inventé une amusette semblable : je vais prendre mes antiquités, les étudier et les décrire une par une.

Le processus intérieur a été le suivant : la montée d’enthousiasme, en Autriche, m’a d’abord emporté moi aussi. En échange de la prospérité et de la clientèle internationale, disparues à présent pour longtemps, j’espérais qu’une patrie viable me serait donnée, d’où la tempête de la guerre aurait balayé les pires miasmes, et où les enfants pourraient vivre en confiance. J’ai mobilisé tout d’un coup, comme beaucoup d’autres, de la libido pour l’Autriche-Hongrie, comme par exemple mon frère Alexander qui, se trouvant au beau milieu de l’agitation administrative, a pu constater avec surprise combien de force de travail et de disponibilité pouvaient être trouvées chez les fonctionnaires, dont le nombre est maintenant réduit. Tous les jours, j’ai partagé avec lui l’émotion du moment. Peu à peu, un malaise s’est installé lorsque la sévérité de la censure et le gonflement des plus petits succès m’ont fait penser à l’histoire du « Dätsch »*: revenant

dans sa famille orthodoxe habillé en homme moderne, il se laisse admirer par tous ses parents, jusqu’au moment où le vieux grand-père donne l’ordre de le déshabiller. On découvre alors, sous toutes les couches de vêtements modernes, que les pans de son caleçon sont attachés avec un petit bout de bois parce que les cordons ont été arrachés ; sur quoi le grand-père décide qu’il n’est malgré tout pas un « Dätsch ». Depuis le communiqué d’avant- hier sur la situation en Serbie j’en suis parfaitement convaincu en ce qui concerne l’A.[utriche]-H.[ongrie] et je vois ma libido tourner en rage, dont on ne peut rien faire. La seule chose réelle qui demeure, c’est l’espoir que notre auguste allié 2 se batte pour nous en sortir. J’ai maintenant l’espoir que tout notre intérêt, après s’en être écarté, reviendra quand même à notre science, et votre visite agira certainement dans ce sens.

Martin a justifié sa décision en nous disant qu’il ne veut pas manquer l’occasion de passer la frontière russe sans changer de religion 3. Je ne suis pas très heureux que, jusqu’à présent, il n’ait fait qu’une carrière en poin­tillé, mais je comprends ses considérations et finalement il me faut lui donner raison. Il doit rester encore deux semaines à Salzbourg pour l’ins­truction, avant de partir compléter les effectifs de son régiment (Artillerie de campagne n° 41). Hier, j’ai enfin reçu une carte postale d’Annerl, réex­pédiée depuis La Haye ; j’apprends qu’elle a passé une journée à Londres chez Loe et Davy Jones4 et puis qu’elle est retournée à St Leonards. Elle écrit que Trottie s’est beaucoup réjouie de la revoir ! Vos prévisions pessi­mistes ne se sont donc pas réalisées. Davy Jones ajoute ces mots : Your daughter is frightfully brave, if you could see her, you would be extremely proud of her behaviour **.

Après la guerre, on ne pourra pas aller en Angleterre avant longtemps, peut-être même pas en Italie ? L’Allemagne aussi sera impossible, à cause de la morgue des Allemands, qui n’est pas sans justification.

Nous sommes tous là, bouclés à la maison, à faire des économies, ce qui est une occupation détestable et inhabituelle. Minna se remet de sa mau­vaise grippe, lentement, mais de façon évidente.

Surtout, venez bientôt, et voyez si le bateau ne va pas plus vite qu’un télégramme !

Salutations cordiales, votre Freud


* Dätsch : déformation du Deutsch allemand, écrit phonétiquement selon la prononciation yiddish. Une façon de désigner, chez les Juifs de Galicie, un Juif allemand assimilé.

** En anglais dans le texte : «Votre fille est terriblement courageuse, vous seriez extrê­mement fier de sa conduite, si vous la voyiez. »

  1. Freud fait peut-être allusion à l’ordre de repli des troupes austro-hongroises sur leurs positions de départ, malgré les succès remportés en Serbie, en raison de la nécessité d’envoyer des forces sur le front russe.
  2. L’Allemagne.
  3. Des Juifs ne pouvaient se rendre en Russie.
  4. Il s’agit de Herbert « Davy » Jones, que Loe Kann, qui avait été l’amie d’Ernest Jones et l’analysante de Freud, avait épousé le 1er juin 1914 à Budapest, avec Freud et Rank comme témoins et Ferenczi comme interprète (voir t. I, 476 F).
  5. Anna Freud avait déjà quitté l’Angleterre en compagnie de l’ambassadeur d’Autriche et arriva à Vienne le 26 August 1914, après un voyage de dix jours et quarante heures de train, via Gibraltar, Malte et Gênes. Voir E. Young-Bruehl, Anna Freud, på. cit., p. 63.