02-08-1914 Freud till Abraham

Karlsbad, 2.8.14.

Kära vän,

Votre lettre d’aujourd’hui (celle du 31.7) est dépassée par les événements, c’est pourquoi je vous écris de nouveau à Berlin. Je vous remercie de votre promesse de me donner abondamment de vos nouvelles, et je m’efforcerai d’en faire autant. Nous resterons donc sans doute ici encore une semaine ; aller à Vienne en période de mobilisation n’est guère possible; quant à aller à Munich, il n’en est pas question. Notre fils Ernst1, du reste, est à Salzbourg chez son frère Martin 2, et il est probable qu’il ne pourra pas revenir pendant les premiers temps.

Nous pouvons bien chasser de notre esprit tous les problèmes de congrès, etc.. L’attention générale se porte ailleurs. Au moment où j’écris, on peut considérer que la grande guerre est une chose acquise; je serais de cœur avec les combattants, si je ne savais pas que l’Angleterre se trouve du mauvais côté.

J’aimerais bien élaborer un beau sujet qui a commencé à me tourmenter, mais je suis encore trop tendu, trop distrait, il faut que j’attende quelque chose de définitif, de bien fini. Pour l’instant, j’ai un peu honte de goûter encore dans le ravis­sant Karlsbad, en compagnie de ma gentille femme, tous les raffinements de la cure, tandis que le monde est pareillement ébranlé. A Vienne on ne cuit plus de pain blanc; chose peut- être plus inquiétante : les caisses d’épargne et les banques ne remboursent pas les dépôts au-delà de 200 couronnes. On pourra voir jusqu’à quel point on peut se passer d’argent dans la vie quotidienne.

Nous pouvons tomber, nous ne sortons pas du monde [Aus der Welt können wir nicht fallen] 3 : c’est là l’assurance suprême.

J’espère que vous êtes arrivés à bon port avec les vôtres et que vos obligations militaires ne vous éloignent pas trop de chez vous. Recevez, à distance, ma cordiale poignée de main.

Din troende

Freud.

1. Allvar (né en 1892), fils cadet de Freud.

(2) Jean Martin (né en 1889), fils aîné de Freud.

3. Citation du « Conte de la maison du casseur de pierres », de Ludwig Anzengruber (1839-1889), auteur dramatique autrichien.