498 F
Prof., Dr Freud
Wien, IX. Berggasse 19 den 23 augusti 1914
Cher Ami,
Naturligt, je vous croyais déjà mobilisé, et hier je vous ai porté disparu en donnant des nouvelles à Emden, lui qui est neutre. J’accepte d’autant plus volontiers votre offre de venir à Vienne, où il ne vous est imposé aucune limite de temps ni obligation de me ménager. De toute façon, je ne veux pas tenter d’ouvrir ma consultation avant le 1han Oktober, tentative qui serait, du reste, maintenant comme plus tard, purement « symbolique ». Je n’arrive absolument pas à travailler. Pendant la première semaine après Karlsbad, j’avais bien commencé ; je pouvais consacrer trois ou quatre heures à lire et à réfléchir ; à la fin de cette semaine, très peu, et aujourd’hui cela fait une semaine que je n’ai pas pensé à la science. Des problèmes psychiques trop durs étaient à régler et, dès qu’une adaptation avait réussi, survenait une nouvelle exigence qui vous enlevait le bénéfice de l’équilibre déjà acquis. Je constate seulement que je suis devenu plus irritable, et je fais des lapsus à longueur de journée — comme beaucoup d’autres, d’ailleurs. Ceux des nôtres auxquels je parle sont dans le même état. Pour échapper à l’ennui, Rank a entrepris d’établir un catalogue de ma bibliothèque ; il va commencer dès demain, et moi, je me suis inventé une amusette semblable : je vais prendre mes antiquités, les étudier et les décrire une par une.
Le processus intérieur a été le suivant : la montée d’enthousiasme, en Autriche, m’a d’abord emporté moi aussi. En échange de la prospérité et de la clientèle internationale, disparues à présent pour longtemps, j’espérais qu’une patrie viable me serait donnée, d’où la tempête de la guerre aurait balayé les pires miasmes, et où les enfants pourraient vivre en confiance. J’ai mobilisé tout d’un coup, comme beaucoup d’autres, de la libido pour l’Autriche-Hongrie, comme par exemple mon frère Alexander qui, se trouvant au beau milieu de l’agitation administrative, a pu constater avec surprise combien de force de travail et de disponibilité pouvaient être trouvées chez les fonctionnaires, dont le nombre est maintenant réduit. Varje dag, j’ai partagé avec lui l’émotion du moment. Peu à peu, un malaise s’est installé lorsque la sévérité de la censure et le gonflement des plus petits succès m’ont fait penser à l’histoire du « Dätsch »*: revenant
dans sa famille orthodoxe habillé en homme moderne, il se laisse admirer par tous ses parents, jusqu’au moment où le vieux grand-père donne l’ordre de le déshabiller. On découvre alors, sous toutes les couches de vêtements modernes, que les pans de son caleçon sont attachés avec un petit bout de bois parce que les cordons ont été arrachés ; sur quoi le grand-père décide qu’il n’est malgré tout pas un « Dätsch ». Depuis le communiqué d’avant- hier sur la situation en Serbie j’en suis parfaitement convaincu en ce qui concerne l’A.[utriche]-H.[ongrie] et je vois ma libido tourner en rage, dont on ne peut rien faire. La seule chose réelle qui demeure, c’est l’espoir que notre auguste allié 2 se batte pour nous en sortir. J’ai maintenant l’espoir que tout notre intérêt, après s’en être écarté, reviendra quand même à notre science, et votre visite agira certainement dans ce sens.
Martin a justifié sa décision en nous disant qu’il ne veut pas manquer l’occasion de passer la frontière russe sans changer de religion 3. Je ne suis pas très heureux que, jusqu’à présent, il n’ait fait qu’une carrière en pointillé, mais je comprends ses considérations et finalement il me faut lui donner raison. Il doit rester encore deux semaines à Salzbourg pour l’instruction, avant de partir compléter les effectifs de son régiment (Artillerie de campagne n° 41). Här, j’ai enfin reçu une carte postale d’Annerl, réexpédiée depuis La Haye ; j’apprends qu’elle a passé une journée à Londres chez Loe et Davy Jones4 et puis qu’elle est retournée à St Leonards. Elle écrit que Trottie s’est beaucoup réjouie de la revoir ! Vos prévisions pessimistes ne se sont donc pas réalisées. Davy Jones ajoute ces mots : Your daughter is frightfully brave, if you could see her, you would be extremely proud of her behaviour **.
Efter kriget, on ne pourra pas aller en Angleterre avant longtemps, peut-être même pas en Italie ? L’Allemagne aussi sera impossible, à cause de la morgue des Allemands, qui n’est pas sans justification.
Nous sommes tous là, bouclés à la maison, à faire des économies, ce qui est une occupation détestable et inhabituelle. Minna se remet de sa mauvaise grippe, lentement, mais de façon évidente.
Surtout, venez bientôt, et voyez si le bateau ne va pas plus vite qu’un télégramme !
Med vänliga hälsningar, din Freud
* Dätsch : déformation du Deutsch allemand, écrit phonétiquement selon la prononciation yiddish. Une façon de désigner, chez les Juifs de Galicie, un Juif allemand assimilé.
** En anglais dans le texte : «Votre fille est terriblement courageuse, vous seriez extrêmement fier de sa conduite, si vous la voyiez. »
- Freud fait peut-être allusion à l’ordre de repli des troupes austro-hongroises sur leurs positions de départ, malgré les succès remportés en Serbie, en raison de la nécessité d’envoyer des forces sur le front russe.
- L’Allemagne.
- Des Juifs ne pouvaient se rendre en Russie.
- Il s’agit de Herbert « Davy » Jones, que Loe Kann, qui avait été l’amie d’Ernest Jones et l’analysante de Freud, avait épousé le 1er juin 1914 à Budapest, avec Freud et Rank comme témoins et Ferenczi comme interprète (Se t. Jag, 476 F).
- Anna Freud avait déjà quitté l’Angleterre en compagnie de l’ambassadeur d’Autriche et arriva à Vienne le 26 augusti 1914, après un voyage de dix jours et quarante heures de train, via Gibraltar, Malte et Gênes. Voir E. Young-Bruehl, Anna Freud, op. cit., p. 63.