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12-06-1907 Jung à Freud

31 J

Burghölzli-Zurich, 12. VI. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Dans la pause depuis ma dernière lettre j’ai été très pris, de sorte que je suis maintenant assez diminué. A la fin de la semaine dernière, Claparède 1, le directeur du laboratoire de psychologie expérimentale de Genève, est venu chez moi pour se faire intro­duire à la technique de l’expérience d’association. Vos ensei­gnements ont déjà solidement pris pied chez les psychologues de Genève, quand bien même tout n’est pas encore digéré. Le résultat suivant de la visite de Claparède me revient, il est vrai, principalement à moi : C[laparède] veut publier maintenant

dans les Archives de psychologie un grand exposé d’ensem­ble (2) de la totalité de mes travaux. Ce serait une nouvelle fois un symptôme que la cause est en marche. Flournoy (3) s’intéresse aussi extraordinairement à la chose. La semaine prochaine je dois aller pour dix jours à Paris et à Londres. Je rendrai à cette occasion visite à Janet et je l’interviewerai à votre sujet.

Vous me faites naturellement grand plaisir en annotant mes cas, car il n’y a qu’ainsi que je peux voir comment vous abor­dez un cas, ce que vous regardez comme important et comment vous abstrayez des règles plus générales. Je suis tout à fait de votre avis quand vous dites que les cas ne sont pas suffi­samment pénétrés. Indubitablement ils ne le sont pas. Mais dans la dem. praec. on apprend à se contenter de peu.

Il ne faut compléter le premier cas, celui avec la transposition sur le frère. Le matin du mariage de son frère elle a eu subite­ment l’idée de sauter par-dessus un large fossé de canalisation, profond de quatre mètres et s’est fait une distorsio pedis.

Aujourd’hui je vous rapporte le cas suivant :

Femme de trente-six ans. Son père était un sombre caractère, opprimait la famille. Aussi la patiente a-t-elle pris le parti de la mère, qui lui confiait tout son chagrin. Elle devinrent ainsi amies. La patiente n’avait qu’une amie en dehors de sa mère : une femme qui était également malheureuse dans le mariage. Elle n’avait aucun penchant pour les hommes. A 28 ans, pour des raisons pratiques, elle a épousé un homme plus jeune qu’elle, qui lui était aussi considérablement inférieur intellec­tuellement. Sexuellement elle était absolument sans désirs et totalement frigide. Peu à peu la mère idolâtrée de sa fille est devenue vieille et faible. La patiente a alors déclaré qu’elle ne pouvait ni ne voulait abandonner sa mère. Une dépression peu à peu croissante est alors apparue, négligence de sa famille, pensées de suicide, etc. Internement. Montre maintenant les symptômes de l’abaissement du niveau mental (4). Dépression catatonique typique.

Votre proposition concernant la fondation d’un journal distinct correspond à des projets que je formule aussi. J’aimerais proposer le nom d’Archiv für Psychopathologie, car j’aimerais bien avoir un endroit où je pourrais déposer, rassemblés, les travaux faits dans notre laboratoire. J’aimerais cependant y réfléchir encore mûrement pendant un certain temps, car pour l’instant les perspectives de succès auprès du public, qui n’est généralement préparé que négativement, me semblent encore bien problématiques. Il faut de plus que j’aie engrangé aupa­ravant le deuxième volume de mes Etudes diagnostiques d’asso­ciation [Diagnostische Assoziationstudien], avant de pouvoir assumer de nouvelles obligations. Entre-temps il faut laisser agir le levain.

Ma policlinique est bien épineuse. L’analyse chez les gens incultes est une dure affaire. J’ai maintenant une personne qui ne peut pour rien au monde boire le reste de sa tasse de café s’il y a encore un peu de miettes de pain au fond, sinon elle doit vomir. « Cela la chatouille dans le cou. » Quand elle voit un cadavre, elle doit ensuite cracher continuellement pendant plusieurs jours. Ce dernier symptôme semble être apparu au moment de la mort de sa mère. Pouvez-vous me conseiller?

Il est divertissant de voir comme les femmes dans la policli­nique se diagnostiquent l’une l’autre leurs complexes érotiques, alors qu’elles ne les reconnaissent pas elles-mêmes. Chez les gens incultes, l’obstacle principal semble être le transfert terri­blement grossier.

Recevez mes salutations les plus cordiales et tous mes remer­ciements.

Votre entièrement dévoué

Jung.


1. Edouard Claparède (1873-1940), psychologue médical et pédagogue suisse, fondateur de l’institut Rousseau à Genève en 1912. Co-éditeur, avec Th. Flournoy, des Archives de psychologie.

2. N’a jamais vu le jour. Cf. 5g J, § 3.

3. Théodore Flournoy (1854-1920), psychiatre suisse. Influencé, tout comme Claparède, par la pensée de William James. Jung utilisa les travaux de Flournoy, en particulier le cas Frank Miller pour les Méta­morphoses et symboles de la libido, de même que ses recherches sur un médium, Des Indes à la Planète Mars, Paris, 1900.

4. En français dans le texte. Ou « baisse de la tension ». L’expression remonte à Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, Paris 1903, et se trouve fréquemment sous la plume de Jung dans ses derniers écrits.

06-06-1907 Freud à Jung

3o F

6. 6. 07

IX, Berggasse 19.

Mon cher collègue,

Je suis très surpris que ce soit moi le riche de la table de qui il tombe quelque chose pour vous. Cette affirmation doit sans doute se rapporter à des choses qui ne sont plus mentionnées par la suite. Si seulement j’étais cela! Je me trouve justement bien misérable devant vos efforts autour de la dem. pr. Vous trouverez sur la feuille ci-jointe les résultats des efforts aux­quels vous m’engagez. Comme je n’ai pas l’impression des cas, ils sont bien insatisfaisants, — je ne prends ces gribouillages que pour une occasion de répéter des choses que j’ai, comme vous me l’écrivez, exprimées trop peu clairement la première fois.

Un livre d’image comme vous l’ébauchez serait fort instructif. Il permettrait avant tout d’embrasser du regard l’architectonique des cas. J’ai essayé quelque chose de semblable à plusieurs reprises, mais je voulais toujours trop, je voulais la garantie de la vision parfaitement transparente du tout, je voulais représen­ter toutes les complications et je suis ainsi chaque fois resté bloqué. Mais ne voulez-vous pas prendre une telle intention au sérieux? Osez-vous déjà entreprendre sérieusement le com­bat pour la reconnaissance de nos nouveautés? La première chose serait alors de fonder une revue, par exemple « pour la psychopathologie et la psychanalyse », ou plus insolemment seulement la psychanalyse. On trouverait bien un éditeur, le rédacteur ne pourrait être que vous, Bleuler ne refusera pas, j’espère, de faire fonction de directeur à mes côtés. Nous n’avons pas encore d’autres collaborateurs! Mais quelque chose comme cela attire. Nous ne manquerons pas de matériel, rien ne nous causera plus de peine que de choisir, d’abréger et de refuser les contributions. Avec nos propres analyses (de nous deux) nous remplissons facilement plus d’un volume par année. Et si le dicton a raison : qui insulte achète, alors l’éditeur fera une bonne affaire.

Cela ne vous attire-t-il pas? Réfléchissez-y donc!

J’ai maintenant davantage de temps libre et puis par consé­quent pêcher certaines choses dans le courant qui passe chaque jour à côté de moi. Je note à nouveau mes analyses. Une de mes patientes vient de venir en consultation, et me fait déjà tourner la tête maintenant, de sorte que je n’ai plus d’idées du tout. Son symptôme principal est qu’elle ne peut pas tenir une tasse de thé eine Schale Thee] en présence de quelqu’un; c’est naturellement seulement une condensation outrée des plus importantes inhibitions. Ce matin elle a très mal travaillé. « A peine étais-je dans l’antichambre, dit-elle maintenant, que je tenais le tout rassemblé. Naturellement, quand quel­qu’un a une lâcheté innée! D’ailleurs lâcheté * et Schale Thee ne sont pas tellement éloignés. » Elle retourne constamment les mots. L’histoire de son enfance se joue entre sa mère et sa nourrice, qui est longtemps restée auprès d’elle. La mère s’appelle Emma; retournez cela : Amme [nourrice]. Que le diable emporte les critiques ergoteurs ! Suggestion, etc. !

Votre cordialement dévoué

Dr Freud.

[Annexe] (1)

Je dois donc fantasmer [phantasieren] sur vos deux cas. Je n’ai sans doute pas besoin de recopier les notes, vous les avez certainement.

Le premier est le plus facile : Il commence à 9 ans, les déterminations essentielles sont naturellement situées der­rière; chaque hystérie, d’après moi, se rattache à la sexualité des années 3-5. Mais on ne peut pas le prouver sans une très longue analyse. Votre anamnèse n’apporte pour ainsi dire que le matériel historique; ce sont les souvenirs d’enfance conservés qui mèneraient au matériel préhistorique. Dans la dementia praecox, il faudra sans doute souvent se contenter du matériel historique.

Tout se déroule ensuite clairement, l’amour pour le frère règne en elle sans refoulement, mais de sources inconscientes. Sous des conflits grandissants, refoulement progressif, sentiment de culpabilité comme réaction. Très joli son comportement pen­dant les fiançailles du frère, comparaison avec la fiancée. Pas de symptômes de conversion, seulement des états d’âme conflictuels. Au moment du rapprochement à la réalité, grâce à la demande en mariage du monsieur, qu’elle associe à son frère, le refoulement se manifeste, elle tombe malade. La masturbation sans doute continuelle a dû empêcher une conformation hystérique du cas, car une vraie hystérique aurait arrêté depuis longtemps de se masturber et aurait eu des symptômes substitutifs. Votre diagnostic de démence est alors tout à fait juste, confirmé par l’idée délirante. Il semble qu’elle parvienne ensuite à détacher sa libido de son frère, en substituant de l’indifférence, l’euphorie [est] théoriquement un renforcement du moi par l’investissement d’objet retiré.

Donc un cas seulement partiel, sans doute inachevé, guère entièrement percé à jour.

II. Le paranoïde.

Il commence avec des expériences homosexuelles. La jeune fille à tête de garçon est le médiateur du retour de la libido vers la femme. A Londres situation de conflit, ne supporte pas l’écroulement de ses espérances, se tue face à la situation désespérée (symbole : n° 13), après plusieurs tentatives pour se procurer ce qui lui manque. Il n’y réussit pas par l’hallucina­tion, il n’y a pas de régression des représentations psychiques aux perceptions, mais les perceptions sont influencées, plus exac­tement, les souvenirs de perceptions fraîches sont influencés dans le sens des fantasmes de désir. Nous pouvons aisément distinguer cette sorte d’accomplissements de désir des idées délirantes. Ils ont cependant déjà un caractère particulier, qui est propre à la paranoïa, et que la théorie expliquerait par une localisation. Dans le combat entre la réalité et les fantasmes de désir, ces derniers s’avèrent être les plus forts, parce qu’ils ont des racines inconscientes. Le refoulement n’entre pas en ligne de compte ici, mais sans doute une subjugation [Über­wältigung], c’est-à-dire : nous sommes devant un processus de psychose, ce n’est pas l’inconscient qui a été refoulé, l’incons­cient a subjugué le moi rattaché à la réalité. Du moins tempo­rairement ici : le suicide montre que ce n’était pas un succès durable, il est un acte de défense du moi normal contre la psychose.

Entre cette époque londonienne et l’entrée définitive dans la maladie se situe une période de santé, c’est-à-dire de refoule­ment réussi. Mais à présent que la libido revient avec la nou­velle des fiançailles, la maladie s’ensuit sous une forme typi­quement paranoïde, avec projection. Le résultat final, à savoir que Lydia est dans tout et fait tout, veut dire en effet que cet amour d’objet a pris entièrement possession de lui. D’après la forme de cette manifestation cependant, il s’agit d’une libido qui a réinvesti quelque chose de refoulé. Le refoulement s’est produit dans la guérison, et consistait — ce qui ne peut pas se démontrer dans ce cas — en une projection vers l’extérieur, non toutefois en une représentation forte comme dans le délire de désir, mais plutôt en une représentation faible, ce qui ne peut avoir été possible que grâce au détachement de la libido. La libido à son retour a trouvé son objet comme objet extérieur, projeté. Je conclus des cas de démence pure que la libido est allée vers l’auto-érotisme au cours du refoulement intermédiaire; ce cas paranoïde n’en montre rien. La paranoïa, de manière générale, ne montre que le retour de la libido, le détachement (refoulement) (2) peut être vu dans vos observations sur la démence.

Le problème psychologique (non le problème clinique) est le mécanisme de la projection dans le monde des perceptions, qui ne peut être identique avec la simple régression du désir.

Ce qui est très intéressant et, je l’espère, sera bientôt étudié sur d’autres cas, est le rapport de la paranoïa ultérieure (avec projection) à une psychose de subjugation originelle. La réalité a tout d’abord été subjuguée par les forts fantasmes de désir, mais de sorte qu’il n’y a eu que des souvenirs faussés, non des désirs hallucinés. Comme réaction s’ensuit alors le refoule­ment des fantasmes de désir; c’est peut-être à cause de ce stade préliminaire que la libido à son retour les trouve si près de l’extrémité des perceptions. Dans le processus paranoïde, la régression ne semble pas aller vraiment jusqu’au système Perception, mais seulement jusqu’au système le plus voisin : souvenirs. J’espère qu’au cours d’analyses ultérieures la diffé­rence avec le type hystérique de la conversion se laissera démon­trer plus clairement.

Je ne peux pas donner davantage, mais suis très prêt à recevoir davantage.


* En français dans le texte. (N.d.T.)

1. Écrite sur les deux côtés d’une grande feuille, 25 X 40 cm; la lettre elle-même sur le petit papier à lettres.

2. Écrit sous le mot précédent dans l’original.

04-06-1907 Jung à Freud

29 J

Burghölzli-Zurich, 4. VI. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Je trouve excellente cette phrase de votre dernière lettre, que l’on peut se « réjouir de la richesse », Je me réjouis chaque semaine de votre richesse et je vis des miettes qui tombent de la table du riche.

J’ai de nouveau un joli cas de dépression chez une dem. pr. :

9e année : La patiente voit les traces de la menstruation de sa mère, sur quoi excitation sexuelle et onanisme

12e année : Commencement de la menstruation. Etude de livres instructifs sur la sexualité. Fantasmes sur les organes génitaux de ses frères et sœurs, surtout de son frère aîné. Les autres frères et sœurs l’engagent cette année-là à se conduire de manière plus réservée envers son frère, puisqu’elle est à présent adulte.

16e année : Symptômes d’une forte émotivité. Pleure durant des jours lorsque le fiancé d’une amie plus âgée est en danger dans les Alpes. Son frère est grand alpiniste.

18e année : Violente agitation et nervosité durant des jours pendant le mariage de sa sœur. Pulsion sexuelle augmentée et onanisme en conséquence. Sentiment de culpabilité gran­dissant.

20e année : Le frère aîné se fiance; elle se sent comme frappée par la foudre. Doit se comparer constamment à la fiancée, qui a tous les avantages, alors que la patiente disparaît complète­ment à côté d’elle.

21e année : Fait pour la première fois la connaissance d’un monsieur qui fait paraître des intentions de mariage. Elle le trouve sympathique, parce qu’il lui rappelle son frère à beau­coup d’égards. Mais elle a tout de suite un sentiment de culpa­bilité accru : qu’il n’est pas bien de penser au mariage, etc. Dépression croissante, soudain pulsion extrêmement vive de suicide. Internement. Tentatives très dangereuses de suicide. Symptômes indubitables de d. pr. Idée délirante : son frère ne peut pas se marier, parce qu’il fait faillite. Au bout d’environ une demi-année, brusque revirement en euphorie, au moment où sa sœur lui parle des cadeaux de mariage du frère. Dès lors euphorique, prend part au mariage sans la moindre émotion, ce qui lui paraît très frappant, parce qu’au mariage d’une sœur, trois ans auparavant, elle était tout en larmes. Après le mariage, déclin de l’euphorie jusqu’à la normale. Se fait une distortio pedis. Ne parle pas volontiers de « rentrer à la maison ».

Dans ce style je pourrais bien fabriquer un livre d’images très plaisant auquel peut seul prendre plaisir celui qui a goûté à l’arbre de la connaissance. Les autres resteraient bredouilles!

Un cas de paranoïa (d. pr. paranoïde) :

Env. 10e année : Le patient est séduit à l’onanisme mutuel par un garçon plus âgé.

Env. 16e année : Tombe amoureux d’une adolescente qui a une tête de garçon (court tondue). (Elle se nomme Berty Z.)

Env. 18 ans : Fait par l’intermédiaire de la jeune fille sus dite la connaissance d’une personne du nom de Lydia X., de qui il tombe définitivement amoureux.

Env. 24 ans : A Londres. Il est licencié de son poste (pour­quoi?), parcourt les rues pendant trois jours dans un état troublé, sans manger, s’entend plusieurs fois appeler par son nom; un cheval se cabre non loin de lui, il est effrayé : par là on veut lui faire comprendre qu’il obtiendra une bonne situa­tion. Il va enfin à la maison le soir. Sur le chemin de la station vient une dame inconnue, elle veut apparemment l’aborder. Mais lorsqu’elle s’approche il voit que c’est une dame inconnue, honnête et non une cocotte. A la station se tiennent un jeune homme et une jeune fille, c’est Berty Z. de Zurich. Il n’en est cependant pas tout à fait sûr. Devant sa maison, il voit pour la première fois qu’elle porte le numéro 13. Dans la même nuit il se tire une balle dans la tête, mais sans en mourir. Guérison.

Env. 34 ans : A un poste à Zurich. Apprend que Lydia X. est fiancée. État d’agitation, est interné. Délire de grandeur et de persécution. Est Dieu, Monseigneur, Docteur, etc. Lydia X. ainsi que la sœur et la mère de celle-ci sont contenues dans toutes les personnes qu’il vient à voir. Tout ce qui se passe est l’œuvre de ces personnes. Elles sont constamment autour de lui, mais ne se montrent jamais sous leur véritable figure. « Il faudrait m’amener une fois Lydia, pour que je puisse émettre mon sperme sur elle. Alors la chose serait en ordre. »

Il y a trois ans l’image délirante s’est transformée. A ce moment le patient a fait la connaissance, lors d’une festivité de l’établissement, d’une jeune fille qui a le tic de secouer la tête. Elle avait les cheveux court tondus. Il est manifestement tombé amoureux d’elle. Peu après, Lydia ne faisait plus rien directement, mais par le fait qu’elle « tirait une princesse par les cheveux (1) ». Ce singulier mécanisme à deux pistes effectue à présent tout ce qui se produit dans son entourage.

Depuis le mariage de Mlle X., plus de rémission!

Je vous serais très reconnaissant si vous vouliez m’exposer vos opinions théoriques sur le dernier cas. Votre dernière expo­sition détaillée était, je l’avoue, trop difficile, de sorte que je n’ai pas pu suivre. Ma compréhension suit mieux quand ce sont des cas concrets.

La prochaine fois j’aimerais vous relater un autre cas qui m’intéresse théoriquement, qui semble être bâti un peu autre­ment que ces cas-là, mais qui est très caractéristique d’une grande catégorie de cas de d. pr. Actuellement j’ai un cas où malgré tous mes efforts je ne peux pas distinguer s’il s’agit d’une d. pr. ou d’une hystérie. Il faut dire que de manière générale les différences entre d. pr. et hystérie s’effacent chez moi de façon tout à fait inquiétante depuis que j’analyse.

Recevez mes meilleures salutations!

Votre entièrement dévoué

Jung.


1[1] Cf. Über die Psychologie der Dementia praecox, § 169, n. 152, où est relevé un propos semblable d’un patient.

30-05-1907 Jung à Freud

28 J

Burghölzli-Zurich, 30. V. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Aujourd’hui je ne peux malheureusement que répondre brièvement à votre si aimable lettre, car je suis constamment pris par toutes sortes d’affaires qui concernent la clinique.

Recevez avant tout mon chaleureux merci pour les nouveautés au sujet de Jensen. C’est à peu près comme on pouvait se l’imaginer. Qu’il accuse encore sa médecine, voilà qui est excellent et déjà artériosclérotique de façon inquiétante. Dans le cercle de mes connaissances on lit Gradiva avec volupté. Les femmes sont celles qui comprennent le mieux ce que vous faites, et généralement tout de suite. Seuls ceux qui ont une culture « psychologique » ont des planches devant les yeux.

J’écrirais très volontiers quelque chose pour votre recueil. Cette idée m’est très sympathique. Seulement je ne sais pas quoi. Il faudrait que ce soit quelque chose de convenable. L’article de la Zukunft ou quelque chose de ce genre serait trop mauvais; Harden me l’a extorqué. Je ne l’aurais jamais écrit spontanément. En ce moment ce sont les travaux expé­rimentaux qui me satisfont le plus, et ils ne sont guère adaptés à un cercle élargi de lecteurs. Il n’est toutefois pas exclu que la dementia praecox m’envoie, de sa profondeur inépuisable, quelque chose de bon. A cela s’ajoute comme obstacle que je suis pour l’instant tellement débordé de besognes administra­tives que je trouve à peine le temps nécessaire à mes propres travaux. A plus forte raison n’est-il pas question de me plonger dans le matériau. Une élaboration systématique de la dementia praecox est également impossible pour ces mêmes raisons, car il y faut un temps illimité. Aussi ai-je formé le projet, il y a quelque temps déjà, de modifier ma situation de telle sorte que j’aie davantage de temps libre, pour pouvoir m’adonner entièrement au travail scientifique. Mon projet, qui est vive­ment soutenu par le Pr Bleuler, est que soit adjoint à la cli­nique un laboratoire de psychologie, en tant qu’institut plus ou moins indépendant, dont je serais alors nommé directeur. De cette façon je serais indépendant, libéré des entraves du service dans l’établissement et je pourrais travailler exclusive­ment à ce que je voudrais. A partir de cette situation je tendrais alors à faire séparer le professorat de psychiatrie de la direction de l’établissement. Car les deux ensemble, c’est trop et cela empêche tout travail scientifique productif. Il est vrai que ce pas me ferait quitter la carrière proprement dite d’aliéniste d’asile, mais le dommage ne serait pas si grand. J’aurais de toutes façons le matériel. Et je peux imaginer que j’aurais assez de satisfaction avec le seul travail scientifique. Comme je peux le voir à mes rêves de la dernière période, ce changement a un fond souterrain « métapsychologique-sexuel », qui est transpa­rent pour vous, et dont je me promets aussi une série de sensa­tions de plaisir. Qui connaît votre science a goûté à l’arbre du paradis et est devenu voyant.

Je vous relaterai encore différentes choses prochainement.

Avec mes salutations les plus dévouées,

votre Jung.

26-05-1907 Freud à Jung

27 F

26 mai 07.

Mon cher collègue,

Chaleureux merci de votre éloge de la Gradiva! Vous ne croiriez pas combien peu d’hommes arrivent à quelque chose de ce genre, c’est en fait la première fois que j’entends sur elle une parole chaleureuse. (Non, je ne dois pas être injuste envers votre cousin(?) Riklin.) Cette fois je savais que le petit travail méritait l’éloge; il a été fait en des jours ensoleillés 2 et m’a donné tellement de plaisir à moi-même. Il n’apporte rien de neuf pour nous, mais je crois qu’il nous permet de nous réjouir de notre richesse. Je ne m’attends certes pas à ce qu’il ouvre les yeux à la sévère opposition; depuis longtemps déjà je ne tends plus l’oreille de ce côté-là, et puisque j’espère si peu de chose de la conversion des milieux professionnels, je n’ai porté à vos essais galvanométriques, comme vous l’avez très justement reconnu, qu’un demi-intérêt, de quoi vous m’avez maintenant puni. Une profession de foi comme la vôtre m’est d’ailleurs plus précieuse que l’approbation d’un congrès entier, aussi parce qu’elle m’assure en passant que de futurs congrès me donneront leur approbation.

Si vous vous intéressez au destin de la Gradiva, je vous tien­drai au courant à son sujet. Jusqu’à présent il n’y a eu qu’un compte rendu dans un quotidien viennois 3, élogieux, mais aussi dénué de compréhension et d’affect que pourraient l’être par exemple les propos de vos déments. A un journaliste comme celui-là, qui ne semble pas comprendre l’accentuation pas­sionnée de biens abstraits, cela ne fait rien du tout d’écrire : les mathématiciens racontent que 2X2 font fréquemment 4, ou : 0n nous assure que 2 X 2 ne font habituellement pas 5.

Ce que Jensen lui-même en dit? Il s’est exprimé très aima­blement 4. Dans la première lettre il a exprimé sa joie que, etc., et a déclaré que l’analyse avait, pour tout l’essentiel, touché les intentions de la petite œuvre. Par là il n’entendait bien sûr pas notre théorie, de même qu’en général, en vieux monsieur, il semble incapable de comprendre d’autres intentions que ses propres intentions poétiques. Il pensait que la concordance était sans doute à mettre au compte de l’intuition poétique, et qu’il fallait peut-être attribuer une part aux études médicales qu’il a faites au commencement. Dans une deuxième lettre je suis alors devenu indiscret et j’ai demandé des renseignements sur la part subjective du travail poétique, d’où le matériau provenait, où se trouvait sa personne, et d’autres choses. J’appris alors de lui que le relief antique existe effectivement, il en possède une copie par Nanny (5) de Munich, mais n’a jamais vu l’original. C’est lui-même qui a tissé ce fantasme, à savoir que cela représente une Pompéienne; lui-même qui aimait à rêver dans la fournaise de midi à Pompéi et qui est entré une fois là-bas dans un état presque visionnaire. Autrement il ne sait rien sur la provenance du matériau; au cours d’un autre travail le début lui est brusquement venu, il a laissé tout le reste de côté, s’est mis à écrire, n’a jamais été bloqué, a presque tou­jours trouvé les choses comme prêtes et est arrivé à la fin d’un trait. Cela veut sans doute dire que la poursuite de l’analyse mènerait à travers sa propre enfance jusqu’à son propre érotisme le plus intime. Le tout est donc de nouveau fantasme égocentrique.

En conclusion laissez-moi exprimer l’espoir que quelque chose vous adviendra à vous aussi un jour que vous tiendrez pour apte à intéresser un cercle de profanes, et qu’alors vous doterez un peu ma collection plutôt que la Zukunft (6).

Vous avez raison, je me suis tu au sujet de l’ « oiseau », pour des raisons qui vous sont connues, égards pour l’éditeur et le public, ou votre influence lénifiante, comme vous voulez. Quel­qu’un qui s’occupe du thème sera très reconnaissant de la référence du travail de Steinthal. Riklin m’a rendu attentif à un travail dans la revue de Steinthal (7) en 1869. Entendez- vous la même chose?

Je suis vraiment curieux de voir le travail de Bleuler sur la dem. Il contiendra sans doute un progrès par rapport à la théorie de la sexualité, mais guère le progrès qu’il faut. J’espère qu’il ne rend pas votre travail superflu. Les constructions théoriques que je vous ai envoyées par deux fois (8) ont été pour moi, il faut le dire, une belle torture; ce n’est pas mon genre habituel de travailler ainsi sans matériel d’observation. Mais vous n’avez rien contre de tels théorèmes. Si j’étais plus jeune ou plus riche ou plus insouciant, dans chacun de ces trois cas je m’installe­rais pour trois mois dans votre clinique et ensemble nous pio­cherions cela et en viendrions certainement à bout.

Je n’ai vraiment aucune raison de compter Bezzola et Frank parmi les nôtres. J’en suis bien aise pour B[ezzola] si vous vous êtes débarrassé de lui sans douceur; à en juger d’après ses actes symptomatiques, nous ne lui faisons certaine­ment pas de tort. Le mécanisme de ses succès — s’ils sont dura­bles? bien douteux, — est certainement, comme vous le sup­posez, le transfert, vous dites : transposition. Je crois même que j’ai moi-même exprimé récemment envers vous ce soupçon quand je vous ai écrit pour la première fois à son sujet (9).

Je reçois fort bien vos travaux, abstraction faite de ma réac­tion de ce moment. De moi vous ne devez attendre ces pro­chains temps que la deuxième édition de la Vie quotidienne (vers la fin de juin), dans laquelle est repris l’un ou l’autre de vos exemples (10). Bresler (11) n’a pas envoyé de tirés à part du petit essai sur la religion et la compulsion, dont vous avez juste­ment entendu les exemples le mercredi où vous étiez chez moi. L’éditeur a omis d’en faire! Deux petits essais, qu’on m’a extorqués (12), paraîtront sans doute plus tard seulement.

Je vous remercie beaucoup des deux obus provenant du camp ennemi (13). Je ne suis pas tenté de les garder plus de quel­ques jours encore, jusqu’à ce que je puisse les lire sans affect. Ce n’est que de l’idiotie affective. D’abord ils écrivent comme si nous n’avions jamais communiqué d’analyse de rêve, d’his­toire de cas ni d’explication d’un acte manqué; quand on leur met cependant le nez sur ce matériel de preuves, ils disent : mais ce ne sont pas des preuves, c’est de l’arbitraire. Essayez donc de donner une preuve à quelqu’un qui n’en veut pas! Il n’y a rien à faire avec la logique, on peut dire d’elle ce que Gottfried de Strasbourg, je crois, a irrespectueusement dit du jugement de Dieu :

dass der heilige Christ windschaffen als ein Aermel ist (14).

[que le saint Christ est fait de vent comme une manche].

Mais laissez s’écouler cinq à dix années, et l’analyse « aliquis(15) », qui maintenant n’est pas une preuve, sera devenue une preuve sans que rien n’y soit changé. Rien ne sert ici que continuer et travailler, ne pas gaspiller trop d’énergie à des réfutations, laisser agir la fécondité de nos conceptions contre la stérilité de celles que nous combattons. La hargne ressort d’ailleurs de chaque ligne du travail d’Isserlin. Certaines choses aussi sont vraiment trop bêtes; tout témoigne de l’ignorance.

Et pourtant, soyez tranquille, tout adviendra. Vous vivrez ce moment, si moi je ne le vis pas. Nous ne sommes pas les premiers à devoir attendre qu’on commence à comprendre leur langage. Je pense toujours que nous avons en secret plus de par­tisans que nous ne le savons; je suis persuadé que vous ne serez pas tout seul au congrès d’Amsterdam. A chaque expérience renouvelée de moquerie à notre égard, ma certitude que nous avons quelque chose de grand entre les mains croît. Dans la nécrologie que vous écrirez un jour sur moi (16), n’oubliez pas de me décerner ce témoignage : que toute cette contradiction ne m’a même pas troublé.

Je souhaite que votre chef se rétablisse bientôt, et que votre charge de travail diminue alors. Vos lettres me manquent trop quand vous faites de longues pauses.

Votre cordialement dévoué

Dr Freud.


1. Cette lettre est en partie publiée dans Sigmund Freud, Correspon­dance 1873-1939 et commentée dans Max Schur, Sigmund Freud, p. 298 sqq.

2. « Il l’a écrite durant ses vacances de l’été 1906, en plein air… à Lavarone… dans le Tyrol du sud »; Jones, II, p. 302 et 15.

3. De Moritz Necker. Die Zeit, 19 mai 1907, Jones, II, p. 363.

4. Les lettres de Jensen sont publiées dans : Psychoanalytische Bewegung [Mouvement psychanalytique], I, 1929, p. 207-211.

5. Illisible dans l’original; dans la lettre de Jensen à laquelle Freud se réfère, le nom est Nanny. Il s’agit du marchand Felix Nanny, dont la boutique d’objets d’art se trouvait à la Türkenstrasse 92 à Munich. La reproduction est sans doute une copie en plâtre; voir illustration hors texte pl. 4. (Le nom apparaît comme étant Narny dans la Psychoanaly­tische Bewegung ; dans la Correspondance 1873-1939 il est remplacé par trois points.)

6. La revue hebdomadaire Die Zukunft, fondée et dirigée par Maximi­lian Harden (1861-1927), avait publié en 1905 l’essai « Kryptomnesie » de Jung, 13e année, fasc. L, p. 235-334, G.W., I.

7. Hermann Cohen, « Mythologische Vorstellung von Gott und Seele » [Représentation mythologique de Dieu et de l’âme], Zeitschrift für Völ­kerpsychologie und Sprachwissenschaft, vol. VI, 1869, surtout les p. 121 sqq., sur l’âme comme oiseau. Maeder s’était rapporté à ce passage dans le tra­vail que Jung mentionne supra, cf. 24 J, n. 3. Un peu plus tard, Abraham utilisa les travaux de Cohen et de Stein thaï, cf. 26 J, n. 2, pour son traité Rêve et Mythe, cf. 84 F, n. 2, traité auquel Jung, en retour, se réfère dans Métamorphoses et symboles de la libido, part. II, chap.III.

8. Cf. 22 F et l’annexe à 25 F.

9. Cf. 18 F.

10. Psychopathologie de la Vie quotidienne. Édition originale : Berlin, Karger 1901. Edition française : Paris, Payot, 1960. Les exemples repris de Jung se trouvent aux pages 20, 29, 291.

11. Johannes Bresler (1866-1936), fondateur et éditeur, avec Vorbrodt, de la Zeitschrift für Religionspsychologie. Cf. aussi 23 F, n. 2.

12. « Zur sexuellen Aufklärung der Kinder » [Les explications sexuelles données aux enfants, dans : la Vie sexuelle, Paris 1969, p. 7 sq.] et « Hyste­rische Phantasien » [Fantasmes hystériques]. Cf. 64 F.

13. Cf. 24 J, n. 1 (Isserlin), et 26 J, n. 5 (Heilbronner).

14. Poète courtois. Le Tristan date de 1210 environ. Référence de la citation : III, 469-70.

15. « Le merveilleux exemple de Freud dans sa Psychopathologie de la Vie quotidienne, où dans le vers Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor (Énéide, 46a5), Freud parvient à faire remonter l’oubli par son ami du mot aliquis… à la période menstruelle qui ne venait pas chez sa maîtresse ». (Jung, Dementia praecox, § 117.)

16 « Sigmund Freud : ein Nachruf » [Sigmund Freud : notice nécrolo­gique] supplément du dimanche des Basler Nachrichten, année XXXIII, 4o, Bâle, Ier octobre 1939 (G.W., 15). (Jung ne porte pas le témoignage requis.)

24-05-1907 Jung à Freud

26 J

Burghölzli-Zurich, 24. V. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Votre Gradiva est magnifique! Je l’ai lue dernièrement d’un trait. La clarté de vos exposés est fascinante, et il faut, je pense, être frappé de septuple cécité par les dieux pour ne pas enfin voir. Mais les véritables psychiatres et psychologues parvien­nent à tout! Je ne m’étonnerais pas si du côté académique on ramenait à cette occasion tous les lieux communs imbéciles qu’on a déjà élevés contre vous. Il me faut souvent essayer de me replacer à l’époque avant la réformation de ma pensée psychologique pour éprouver les raisons que l’on élève contre vous. Il y a très longtemps que je ne les comprends plus. Ma pensée d’alors m’apparaît non seulement incorrecte et incom­plète du point de vue de l’entendement, mais en vérité aussi de piètre valeur morale; elle m’apparaît maintenant comme une grande malhonnêteté envers moi-même. Vous avez donc sans doute parfaitement raison de chercher dans les affects la résistance des adversaires, surtout dans les affects sexuels. Je suis extrêmement impatient de voir ce que le complexe sexuel du public dira de votre Gradiva, pourtant bien inoffensive à cet égard. Ce qui me fâcherait le plus, ce serait qu’on la traite simplement avec bienveillance. Qu’en dit Jensen (1) lui-même?

Puis-je vous prier de me raconter à l’occasion quel jugement on vous réserve du côté littéraire? Une question que vous lais­sez ouverte, et dont la critique se saisira peut-être, est de savoir pourquoi le complexe est refoulé chez Hanold. Pourquoi ne se laisse-t-il pas mener sur la bonne voie par le chant du canari et par d’autres perceptions?

Le rôle de l’oiseau aussi est amusant. C’est en tout cas pour des raisons d’intelligibilité que vous n’êtes pas allé plus loin dans la direction de ce symbole. Connaissez-vous les travaux de Steintlhal (2) sur la mythologie de l’oiseau?

Mes deux pauses silencieuses des derniers temps s’expliquent par le fait que je suis surchargé de travail. Le Pr Bleuler est indisposé et se trouve aux bains pour trois semaines. Pendant ce temps j’ai sur moi la direction de l’établissement et bien d’autres choses. J’ai encore composé dernièrement un petit travail (3), une « voie annexe », comme vous diriez. J’ai dû prouver avec exactitude quelque chose au sujet des troubles de la reproduction, qui va de soi pour vous, pour moi d’ailleurs aussi; mais ce qu’on ne peut pas écrire en grosses lettres sur le dos de ces pachydermes, ils ne le comprennent pas. Je vous enverrai tout de même la chose plus tard et ne vous la sous­trairai pas par oubli, comme mon dernier travail anglais sur les examens galvanométriques (4). Mon inconscient s’est senti désa­gréablement touché, à Vienne, de ce que vous n’aviez pas accordé à nos examens électriques l’intérêt qui leur revenait. La vengeance de cela devait venir un jour. Tardive constatation!

Je me suis occupé ces derniers temps de discuter Bezzola, également de manière peu satisfaisante. J’ai examiné son affaire et je l’ai moi-même essayée à plusieurs reprises. C’est la méthode originelle de Breuer-Freud, renforcée dans le sens de l’hypnose. Il met aux gens un masque et les fait surtout lui rapporter les images visuelles. Il en sort beaucoup d’élé­ments traumatiques, qu’il fait répéter jusqu’à ce qu’ils soient épuisés. De bons résultats, autant que j’aie pu contrôler.

Beaucoup de personnes soumises à l’essai se mettent en état d’auto-hypnose et vivent des traumatismes somnambuliques. Il me semble que l’on y a aussi confabulé, du moins c’est ce que fait mon enfant de six ans que je traite actuellement; elle raconte des histoires purement confabulées et évite les éléments traumatiques avec un soin extrême. Chez des personnes incultes je n’ai eu que des échecs jusqu’à présent avec cette méthode. Frank concentre par suggestion l’attention dans l’hypnose sur l’élément traumatique (pour autant qu’il y en ait un!) et le fait vivre de façon répétée, jusqu’à épuisement. L’effet des deux méthodes n’est pas tout à fait compréhensible pour moi. Je soupçonne que tous deux passent plus ou moins à côté de la transposition qui l’accompagne. Dans l’un de mes cas, que j’ai traité ainsi, la chose était claire pour moi; la femme louait principalement la bonté avec laquelle je m’intéressais à ses affaires. J’en ai tourmenté une autre pendant deux séances sans qu’elle ait la moindre image visuelle, et ce n’est que lorsque je l’ai directement interrogée sur les rêves et la sexualité qu’elle a commencé à devenir vivante. Ce qu’il y a de grave à cela, c’est que Bezzola s’oppose à vous dans l’aveuglement le plus profond, et qu’il a également déjà commencé à mentir à mon sujet. Vous avez mieux reconnu son caractère que moi — une âme petite et […]. La résistance et la division dans votre propre camp sont ce qu’il y a de pire.

De votre Gradiva Bleuler a dit qu’elle était merveilleuse — soit que ces connexions existent vraiment en elle, soit qu’on pourrait les mettre partout? Ce dernier aiguillon pique encore de temps en temps chez Bleuler, mais il est inoffensif. Il est en train d’écrire son travail sur la dem. praec., que l’on est en droit d’attendre avec impatience. Il veille à la continuation de la grande « bataille freudienne ».

Dans le dernier numéro de la Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft [Revue générale de droit pénal], Heilbronner 5 d’Utrecht a soumis le diagnostic des états de fait 6 à une critique détaillée. Je vous l’envoie en même temps que la critique d’Isserlin. Recevez, très honoré Monsieur le Pro­fesseur, les meilleures salutations de votre toujours dévoué

Jung.


1. Wilhelm Jensen (1837-1911), dramaturge et romancier allemand, originaire du Holstein, qui fut extrêmement lu à son époque. Voir la postface de Freud à son étude sur la Gradiva.

2. Heymann Steinthal (1823-1899), philologue et philosophe allemand, dont Jung cite souvent les travaux dans Métamorphoses et symboles de la libido. Steinthal était l’éditeur de la Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft [Revue de psychologie des peuples et de linguis­tique], Berlin. Voir son essai Die ursprüngliche Form der Sage von Pro­metheus. [La forme originelle de la légende de Prométhée], ibid., vol. II, 1862, p. 5 et 20 sq., où il traite de la symbolique de l’oiseau. Voir aussi 27 F n. 7.

3. « Über die Reproduktionsstörungen beim Assoziationsexperiment » [Sur les troubles de la reproduction dans l’expérience d’association], Journal für Psychologie und Neurologie, vol. IX, 1907, G.W., 2.

4- Cf. 19 J, n. 2.

5. Karl Heilbronner, « Die Grundlagen der psychologischen Tatbes- tandsdiagnostik » [Les fondements du diagnostic psychologique pour l’établissement des faits], vol. XXVII, 1907. Heilbronner (1869-1914), psychiatre allemand, dirigea la clinique universitaire d’Utrecht.

6. « Die psychologische Diagnose des Tatbestandes » [Le diagnostic psychologique pour l’établissement des faits en matière judiciaire], Juristisch-psychiatrische Grenzfragen, vol. IV, 1906, G.W., 2.

23-05-1907 Freud à Jung

25 F

23 mai 07.

Cher et honoré collègue,

Puisque vous me faites attendre si longtemps une réaction à la Gradiva, il me faut croire que vous êtes profondément engagé dans le travail sur la dem. pr., et je ne veux pas vous faire attendre plus longtemps mes informations.

Je vois deux problèmes dans votre écrit : a) ce que doit signifier la rétraction de la libido loin de l’objet, b) quelles sont les différences entre la projection paranoïaque à l’extérieur et d’autres projections. Je vais vous dire ce que j’en pense.

a) Je ne crois pas que la libido se retire de l’objet réel pour se jeter sur la représentation fantasmatique remplaçante, avec laquelle elle mène ensuite son jeu auto-érotique. D’après le sens des mots en effet, elle n’est pas auto-érotique aussi longtemps qu’elle a un objet, que ce soit un objet réel ou fantasmatique. Je crois au contraire que la libido quitte la représentation d’objet, laquelle, par là précisément dénuée de l’investissement qui la désignait comme intérieure, peut être traitée comme une per­ception et projetée vers l’extérieur. Elle peut alors pour ainsi dire être accueillie froidement pendant un moment, et soumise à l’épreuve de réalité habituelle. « On dit de moi que j’aime le coït. Eh bien on le dit, mais ce n’est pas vrai. » Le refoulement réussi irait jusque-là, la libido devenue libre se manifesterait alors sur un quelconque mode auto-érotique comme dans l’enfance. — Je crois que tous nos malentendus proviennent de ce que je n’ai pas assez accentué le caractère en deux temps du processus, la décomposition en refoulement de la libido et en retour de la libido.

On peut alors construire 3 cas. 1) Le refoulement selon le processus décrit réussit définitivement, c’est alors le dérou­lement qui semble caractéristique de la dem. pr. La représen­tation d’objet projetée n’apparaît peut-être que passagèrement dans l’ « idée délirante », la libido s’épuise définitivement en auto-érotisme, la psyché s’appauvrit de la manière que vous connaissez si exactement.

2) Ou bien, lors du retour de la libido (échec de la projection), une partie seulement est dirigée Vers l’auto-érotisme, une autre recherche à nouveau l’objet, qui doit à présent être trouvé à l’extrémité perceptive, et qui est traité comme une perception. Alors l’idée délirante devient plus pressante, la contradiction contre elle toujours plus violente, et tout le combat de défense est livré une nouvelle fois, comme rejet de la réalité (le refoulement se transforme en rejet [Verwerfung]), et cela peut se poursuivre pendant une période, jusqu’à ce que finalement la libido nouvellement arrivante soit quand même jetée vers l’auto-érotique, ou qu’une partie en soit durablement fixée dans le délire dirigé contre le désir d’objet projeté. C’est là, dans des proportions de mélanges variables, le déroulement de la dem. praecox chez le paranoïde, le cas certainement le plus impur et le plus fréquent,

3) Ou bien le refoulement échoue complètement, après être parvenu pendant un moment à la projection du désir d’objet. La libido nouvellement arrivante gagne l’objet désormais devenu perception, produit des idées délirantes extrêmement fortes, la libido se change en croyance, la transformation secon­daire du moi se déclenche; cela donne la paranoïa pure, dans laquelle l’auto-érotisme ne parvient pas à se constituer entiè­rement, mais dont le mécanisme ne devient toutefois expli­cable qu’au moyen de cette série allant jusqu’à la dem. pr. complète.

Voilà les trois schémas que je me représente. Vous verrez bien ce qu’on peut en prouver cliniquement, donc amener à l’existence. J’observe pour l’instant que c’est dans la dem. pr. pure que le retour à l’auto-érotisme se porte le mieux. Ce que vous dites est en effet concluant! Je répète en passant ici que je ne crois pas que les mécanismes connus ne soient démontrables que dans la dem. pr. et non dans la vraie paranoïa comme le pensait Bleuler.

b) Moins claires, parce qu’il me manque les impressions fraîches, sont mes idées sur le problème (b), comment se situe la projection paranoïde par rapport à la projection hystérique et la projection dans l’amentia. C’est certes dans cette dernière qu’on a la réalisation hallucinatoire la plus pure, où l’image de l’objet désiré devient directement perception, par régres­sion, — sans refoulement avec libido surinvestie. Le refoulement concerne ici au contraire le moi contradicteur et la réalité. Il n’y a pas ici non plus d’inversion du signe, le plaisir reste plaisir, il n’est pas changé en déplaisir comme dans la paranoïa. Pour ce type donc — voir mon analyse d’autrefois (1) — deux caractéristiques : pas de refoulement de l’objet désiré, la libido reste (avec une force excessive) à la représentation d’objet. C’est d’ailleurs un retournement subit, non une lutte prolongée et une évolution chronique comme dans la paranoïa (dem. pr.).

Dans l’hystérie, le processus analogue, hallucination de l’idée de ce qui est désiré avec subjugation du moi, a lieu, en tant qu’épisode de courte durée dans la crise, par une régression allant de la représentation d’objet surinvestie à la perception. Cette labilité caractérise l’hystérie. Le refoulé devient, tempo­rairement seulement, le refoulant. Pendant son cours, toute hystérie peut se transformer en psychose aiguë hallucinatoire de l’espèce sus-mentionnée.

Dans la paranoïa (qui reste le concept théorique; dem. pr. semble être en effet un terme essentiellement clinique), la repré­sentation de l’objet désiré n’est jamais réalisée directement, ni par la voie de la régression, à cause d’un investissement excessif de libido. Nous avons là d’abord le refoulement par la voie de la projection, avec investissement libidineux diminué, et secondairement seulement le renforcement en hallucination par la libido revenant après le refoulement. Je dois affirmer, même si cela n’est démontrable que sur un bon schéma, que la régression et la projection sont deux processus différents, qui prennent aussi des chemins différents. Ce qui est également caractéristique de la paranoïa, c’est que la régression s’efface autant; l’idée de ce qui est désiré est perçue comme mot entendu, et non comme image visuelle; elle provient donc, par renforce­ment, des processus de pensée. Les hallucinations visuelles, certainement secondaires, m’échappent encore, cela ressemble à une régression secondaire.

Les destins de la libido, le lieu où elle se localise par rapport au moi et à l’objet, et les variations du refoulement en ce qui concerne la libido, et également le déroulement chronologique de celles-ci, voilà ce qui doit constituer la caractéristique des neuropsychoses [Neuropsychosen] et des psychoses.

Après ces choses plus que difficiles, quelque chose de plus confortable. Auprès de votre fillette de six ans vous aurez certainement appris que l’attentat est un fantasme devenu conscient, comme on en découvre régulièrement au cours de l’analyse, et comme ils m’ont induit à admettre des traumatismes sexuels communs dans l’enfance. La tâche thérapeuti­que consiste alors à retrouver les sources d’où l’enfant a tiré ses connaissances sexuelles. Les enfants donnent en règle générale peu d’indications, mais confirment ce qu’on a deviné et qu’on leur affirme. La recherche dans la famille est indispen­sable. Si cela réussit, cela donne les analyses les plus stimulantes.

Je dois ajouter quelque chose pour Bleuler. L’auto-érotisme est pourtant désigné sans équivoque dans les Trois essais. Psychiquement, si vous voulez, négativement. Le fait que l’enfant ne parle pas vient aussi de ce qu’il se met tout de suite entièrement et pleinement dans le transfert, comme votre observation le montre aussi.

Mon patient de Görlitz est très instructif, comme toutes les erreurs. Tout ce qui a été reconnu subsiste en effet, et la dem. pr. s’y ajoute. Mon gymnasien, de qui je parle dans la Gradiva, qui s’est réfugié auprès de la géométrie, montrait les plus beaux symptômes obsessionnels, les plus magnifiques fantasmes. Lui aussi est resté infantile dans ses organes génitaux. Je l’ai revu il y a quelques mois, en dément apathique.

Avec mes salutations cordiales et dans l’attente de votre réponse,

votre cordialement dévoué

Dr Freud.


1. Cf. 11 F, n. 5.

13-05-1907 Jung à Freud

24 J

Burghölzli-Zurich, 13. V. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Avant tout je vous prie instamment de me pardonner la longue pause que je me suis permise. Je ne pouvais ni ne vou­lais écrire plus tôt, avant de voir un peu plus clair. Je voulais surtout d’abord accueillir et assimiler complètement vos notes sur la paranoïa. D’abord la chronique! Vous apprendrez bien­tôt qu’un assistant kraepelinien (1) m’a tué dans le Zentralblatt de Gaupp par une critique du livre sur la dem. pr.. Vous y êtes naturellement compris. C’est touchant de voir comme il se démène tout désemparé autour de la chose. Si vous n’avez pas le Zentralblatt, je peux vous envoyer pour édification le tiré à part que j’ai reçu. Il lui a tout de même fallu écrire exprès un travail là-dessus. Maintenant au moins on tire avec des canons. Mais dans le fond l’affaire a fait une nouvelle fois de l’effet sur moi, puisque je vois comme il est infiniment diffi­cile de communiquer vos idées au peuple.

L’auto-érotisme a un nouveau triomphe à porter à son actif. Nous avons dernièrement réussi une analyse chez une catatonique cultivée et très intelligente, qui possède une très bonne introspection. Elle se promène toujours raide et sans affect et on ne peut qu’avec peine la garder dans un bon département, car elle souille occasionnellement avec des excréments. Elle nous a indiqué spontanément que depuis qu’elle est tombée malade, elle devient dans sa pensée comme un enfant, que de vieux souvenirs infantiles surgissent en masse, dans lesquels elle se perd totalement. Quand elle souille avec des excréments, c’est qu’elle a simplement l’idée (dans un état proche de l’ « absence de pensées ») de ne pas s’asseoir sur le siège du cabi­net, mais de déféquer sur un papier par terre. Chose remarqua­ble, elle a fait cela étant enfant. Elle souffrait alors, dit-elle, de constipation et elle se fatiguait trop sur le siège; elle aurait alors commencé à déféquer toujours sur un papier. Dans la maladie sont apparus aussi des états d’excitation locale, avec masturbation. Chose significative, la sexualité sensu strictiori n’agit pas du tout sur la psyché, mais reste dans la plupart des cas locale et est ressentie comme quelque chose d’étranger et d’importun, ou en tout cas il ne se produit pas de refoulement correspondant.

J’ai réfléchi à plusieurs reprises à vos « points de vue sur la paranoïa », aussi en compagnie de Bleuler. Que l’idée délirante prenne son origine dans l’affect (= libido), cela nous est tout à fait compréhensible. Il me semble toutefois que par votre expli­cation de la « projection vers l’extérieur » vous ne pouvez enten­dre que la genèse de l’idée de persécution. Mais dans la d. pr. toute chose est projetée vers l’extérieur. Les idées délirantes concernent en général un mélange désordonné d’accomplisse­ment de désir et d’entraves. Jusqu’à présent, j’ai toujours trouvé éclairante l’analogie suivante : l’extatique religieux, qui désire la divinité, se voit un jour comblé par la vision de la divinité. Mais la contradiction avec la réalité lui apporte aussi le contraire : la certitude devient doute, la divinité diable et le plaisir sexuel sublimé de l’union mystique angoisse sexuelle, avec tous ses fantômes historiques. On voit là comment le désir crée directement la projection vers l’extérieur, parce qu’il y a désir de réalité. On peut assez souvent trouver ce même désir [Wünschen] dans l’inconscient du paranoïaque, à ceci près que le contraste tend à s’objectiver. La persécution est alors souvent simplement compensée par un sentiment de grandeur, qui arrive toutefois moins souvent à produire des objectivations. Chez les paranoïaques de la dem. pr. cependant, l’accomplissement de désir est bien plus fréquent. Quand vous dites que la libido se retire de l’objet, vous voulez sans doute dire qu’elle se retire de l’objet réel pour des raisons normales de refoulement (obstacles, impossibilité évidente de l’accom­plissement, etc.) et qu’elle se tourne vers un démarquage fan­tasmatique du réel, avec lequel elle commence alors son jeu auto-érotique classique. La projection vers l’extrémité percep­tive émane du désir originel de réalité, qui, s’il est irréalisable, se crée sa réalité sur le mode hallucinatoire. Seulement dans la psychose cela réussit de travers, en ce que seul le contraste s’exprime objectivement. D’où cela vient-il? ce n’est pas encore tout à fait clair pour moi, peut-être de ce que la composante de contraste est renforcée par la composante normale de cor­rection. Je vous suis extraordinairement reconnaissant de toute correction que vous apportez à ma conception. C’est par là uniquement que j’espère pouvoir me rapprocher de vous.

Il manque encore à Bleuler une définition claire de l’auto- érotisme et de ses effets psychologiques spécifiques. Il a cepen­dant accepté la notion pour sa présentation de la dem. pr. dans le manuel 2 d’Aschaffenburg. Il ne veut toutefois pas dire auto-érotisme (pour des raisons connues), mais « autisme » ou « ipsisme ». Pour moi, je me suis déjà habitué à « auto-éro­tisme ».

Votre patient de Görlitz a maintenant des symptômes catatoniques indubitables du niveau auto-erotique le plus bas, il souille. C’est ce que son père m’a dernièrement écrit. Un traite­ment psychique, une simple analyse même sont totalement exclus, comme je le vois malheureusement assez souvent cha­que jour chez nos catatoniques.

Maeder (3) a maintenant publié des analyses de rêves dans les dernières Archives de psychologie.

Voici que je reçois aussi votre Gradiva (3). Recevez mes plus cordiaux remerciements ! Je vais tout de suite me mettre à la lec­ture avec grande impatience.

J’ai à présent en traitement analytique une fillette de six ans avec masturbation excessive et mensonges, après une pré­tendue séduction par son père nourricier. La chose est très compliquée ! Avez-vous de l’expérience avec de si petits enfants? Excepté une représentation tout à fait sans couleurs et sans affects du traumatisme dans la conscience, je ne réussis à obte­nir ni spontanément ni par suggestion la moindre abréaction accompagnée d’affect. Actuellement, on dirait que le trauma­tisme est une duperie. Mais d’où l’enfant connaît-elle toutes les histoires sexuelles? L’hypnose est bonne et profonde, mais l’enfant évite avec la plus grande innocence toutes les sug­gestions à représenter le traumatisme. Il n’y a que ceci de significatif : dans la première séance elle a spontanément hal­luciné une — « petite saucisse à rôtir, dont la femme disait qu’elle devenait toujours plus grosse — ». A ma question où donc elle voyait la saucisse, l’enfant a dit rapidement « sur Monsieur le docteur! » Donc tout ce qu’on peut souhaiter en fait de transposition. Mais depuis lors le sexuel est entièrement bloqué. Pas de signe de d. pr. !

Avec beaucoup de salutations respectueuses, votre très dévoué

Jung.


1. Max Isserlin, « Über Jungs Psychologie der Dementia praecox und die Anwendung Freudscher Forschungsmaximen in der Psychopathologie » [Sur la Psychologie de la Dementia praecox de Jung et l’emploi de maximes de recherche freudiennes en psychopathologie ], Zentralblatt für Nervenheil­kunde und Psychiatrie, vol. XXX, n.s. XVIII, mai 1907. Isserlin (1879-1941), de Königsberg, était neurologue à Munich; il fut longtemps l’assistant de Kraepelin, Il mourut en Angleterre où il vivait comme réfu­gié.

2. Cf. 272 J, n. 7.

3. Alphonse E. Maeder, « Essai d’interprétation de quelques rêves », Archives de psychologie, vol. VI, 1906. Maeder (1882-1971), psychothéra­peute suisse, pendant quelque temps président de l’Association zurichoise de psychanalyse, suivit Jung après la rupture de ce dernier avec Freud; plus tard, Maeder développa une technique d’analyses courtes et se joi­gnit au mouvement d’Oxford.

4- Délire et rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen. Éd. orig. : Schriften zur angewandten Seelenkunde, fasc. 1, Leipzig et Vienne 1907. Éd. franç., Paris, 1971. Cf. Jones, II, p. 362. : « C’était Jung qui avait attiré l’attention [de Freud] sur ce récit, et ce dernier avait, aux dires de Jung, écrit son petit livre exprès pour lui faire plaisir. » La présente correspondance n’étaye cependant en rien cette affirmation; peut-être Jones confond-il la Gradiva avec le volume de nouvelles Übermächte [Puissances supérieures] du même Jensen, que Jung signala en effet à Freud.

21-04-1907 Freud à Jung

23 F

21. 4. 07.

Cher et honoré collègue,

C’est une belle chose que vous me posiez tant de questions, bien que vous sachiez que je ne peux répondre qu’à la plus petite partie d’entre elles; pour moi aussi l’échange de pensées avec vous devient un besoin, au moins le dimanche.

Je vois que vous êtes plus proche de l’idée de faire valoir la régression vers l’auto-érotisme pour la d. pr. Je ne puis rien faire là, n’étant pas sous l’impression du matériel, et je sais qu’on apprend plus de trois analyses poussées dans le détail que de tout ce qu’on peut jamais bricoler à son bureau. Ce que je vous ai envoyé récemment, qui était d’une telle prove­nance, n’a de valeur qu’en tant que cela correspond à des con­clusions rétroactives sur la matière, toujours présente à mon esprit, des deux autres PN [= psychonévroses]. (Vous per­mettez et comprenez de telles abréviations). Dans l’ensemble je pense qu’il faut avoir de la patience dans la résolution de certaines questions, jusqu’à ce qu’on en ait appris beaucoup plus. On est autorisé entre-temps à émettre des suppositions, par exemple sur la forme hystérique de beaucoup de cas commençant à la manière de névroses obsessionnelles. La théo­rie permet de comprendre facilement que ce qui est essayé d’abord, est un genre de défense usuel dans l’hystérie (juguler dans l’inconscient la représentation investie de l’affect libi­dineux), qui ensuite, quand il ne suffit plus, est remplacé par la défense bien plus radicale et funeste qu’est la mise en clivage de l’investissement et sa rétraction dans le moi. D’après cela, le cas serait vraiment au début une hystérie et se transforme­rait plus tard en d. pr.

Vous observez qu’il serait incorrect de dire que l’hystérie se transforme en d. pr. ; elle est bien plutôt interrompue et remplacée par la d. pr. Toutes nos manières de nous exprimer ne deviennent en effet accessibles au jugement que si nous inscrivons ainsi dans l’état de fait des représentations précises du processus de refoulement. D’autres cas peuvent commencer directement par la méthode de défense caractéristique de la d. pr. ; dans d’autres cas encore, on en reste à l’hystérie, parce que la « complaisance somatique » permet une abondante éruption. L’exemple analogue sur le terrain organique serait par exemple le rapport du tabès et de la paralysie. Une para­lysie ne s’ajoute habituellement qu’à un tabès très maigre; il est notoire que le processus métaluétique ultérieur ne progresse pas si une véritable cécité tabétique se développe. Peut-on discerner cela d’emblée dans le processus? Cela restera une question de plus grande finesse du diagnostic ou de plus grand approfondissement de l’expérience.

Je suis d’ailleurs très étonné que le retour à l’auto-érotisme s’impose dans vos cas avec des résultats aussi grandioses. Sans doute la jeunesse en est-elle vraiment la condition, et un passage autrefois mal accompli de l’auto-érotisme à l’amour d’objet en est-il l’élément prédisposant, en lequel il faudrait chercher l’ « originaire » des auteurs. Grossièrement exprimé : la démence correspondrait à la réussite de ce retour, la para­noïa à son échec, c’est-à-dire au retour de la libido revenant des perceptions. S’y ajoutent tous les intermédiaires. Le retour à l’auto-érotisme serait vraiment aussi anéantissant pour l’inté­grité de la personne que vous le supposez. Dans tout le proces­sus, il faudrait encore prendre en considération toutes les compo­santes libidineuses, et surtout la bisexualité. Si seulement je pouvais laisser mes affaires en plan et étudier avec vous cette forme certainement la plus instructive et la plus compréhensi­ble des PN; mais je suis malheureusement obligé de gagner ma vie et je dois rester à la tâche quotidienne, ce qui en ce moment précis me fatigue beaucoup.

Une détermination de la catatonie ne me semble pas abso­lument nécessaire. (Il me faudrait relire Riklin (1) à ce sujet.) Au déplacement des investissements doivent en effet être liées de grandes modifications de l’innervation, donc des processus physiologiques, comme dans l’hystérie. J’interprète naturelle­ment le déplacement de la sensation d’excitation sexuelle à la région de l’anus dans la dem. pr. ainsi que les autres perver­sions dans le sens de la « théorie de la sexualité », non comme des déplacements, mais comme des restitutions de l’ancienne puissance primaire de ces zones érogènes, qui ainsi se trahi­raient magnifiquement dans la d. pr. Le creux de l’estomac appartient à la zone de la bouche, respectivement à la zone antérieure, comprenant l’estomac, du tractus intestinal, cf. l’hystérie. Je n’ai pas lu le travail de Solfier. Ce que je connais par ailleurs de lui (hystérie, mémoire), est du bavardage inepte et une interprétation grossièrement fausse de la nature. Vous allez trouver que je tonne de nouveau en pape contre les héré­tiques. Mais puis-je voir les choses de deux manières différentes?

Je dois dire en fait que ce que vous avez dit dans la dernière lettre du comportement réactionnel d’une patiente atteinte de dem. pr., le manque de résistance de l’analyse, le caractère fugitif du transfert, cela provoque pratiquement le diagnostic d’auto-érotisme. Il va de soi que cet auto-érotisme se présente tout autrement que chez l’enfant. L’idiotie sénile est bien elle aussi très différente du comportement intellectuel de l’enfant, quand bien même elle correspond à une régression au degré infantile. Il manque la capacité de faire des progrès, ici comme là. L’aphasique et l’enfant apprenant à parler nous donnent bien les mêmes différences.

Ma comparaison entre la névrose obsessionnelle et la religion (2)a paru hier dans le premier numéro de la nouvelle Zeitschrift fur Religionspsychologie [Revue de psychologie de la religion]. Je ne possède pas encore de tirés à part. Il me faut également encore attendre la Gradiva.

Peut-être pourrez-vous prendre le jeune garçon de Görlitz plus tard. Il devrait être extrêmement instructif.

Ne soyez pas trop accablé par le fardeau de ma suppléance. Vous êtes jeune à faire envie, indépendant, vous avez peut-être bien l’onus, mais pas l’odium de la chose, et vous engrangerez dans les années à venir la pleine récompense du travail. En considération de l’importance de la cause, la résistance n’est peut-être même pas tellement exorbitante.

Faites-moi bientôt entendre du nouveau du Burghölzli. Quand Bleuler et vous aurez également admis la théorie de la libido, il devra y avoir un fracas audible dans la littérature.

Votre cordialement dévoué

Dr Freud.


1. « Beitrag zur Psychologie der kataleptischen Zustände bei Katatonie » [Contribution à la psychologie des états cataleptiques dans la cata­tonie], Psychiatrisch-neurologische Wochenschrift, vol. VII, n0s 32-33, 1906, Cf. les « comptes rendus » de Jung, G.W., 18.

2. « Zwangshandlungen und Religionsübung » [Actes obsédants et exer­cices religieux], G.W., VIII. Éd. française dans L’avenir d’une illusion, Paris, 1932. Freud en avait lu des passages lors de la séance du 6 mars, à laquelle avaient pris part Jung et Binswanger (et non le 2 mars, comme le dit inexactement Jones, II, p. 35). Voir Minutes, I, p. 142.

17-04-1907 Jung à Freud

21 J

Burghölzli-Zurich, 17. IV. 07.

Très honoré Monsieur le Professeur!

Grand merci de vos communications! Malheureusement je dois vous dire tout de suite que nous n’avons absolument pas de place dans notre établissement en ce moment, ce qui est très regrettable. Nous sommes de nouveau dans une période du plus terrible encombrement. A cette occasion j’aimerais vous signaler que notre département des pensionnaires, en compa­raison de l’établissement d’Etat, n’est pas d’un luxe somptu­eux, mais simplement adapté à des moyens bourgeois. Le prix de pension pour les étrangers est de 10-12 francs par jour au maximum. Un gardien privé revient à un peu plus de 2 francs par jour. C’est donc bon marché et moyennement bien. Comme je l’ai dit nous sommes actuellement submergés et il nous est malheureusement tout à fait impossible de prendre votre patient. Cela je l’espère ne doit pas créer de précédent, car je serais très heureux de pouvoir un jour examiner un cas que vous connaissez à fond. Dans quelques semaines déjà nous serons éventuellement de nouveau en état d’accueillir des patients.

Je comprends que cela doit vous répugner profondément de risquer des combats de coqs, car c’est ainsi et non autrement que le public considère la chose, et y assouvit sa soif de sang sublimée. Comme je suis moins profondément engagé, et qu’il ne s’agit pas de la défense de mes propres enfants, cela m’attire tout de même en partie de m’essayer une fois dans l’arène. L’identification avec vous sera très flatteuse plus tard, mainte­nant honor cum onere.

Votre cas est très intéressant. Les accès paraissent plus hystériformes que catatoniques. Les voix sont toutefois des plus inquiétantes, cela indique déjà un clivage très profond et une faible résistance du niveau mental *. J’ai déjà rencontré de nombreux cas qui ont passé de manière apparemment plane de l’hystérie ou de la névrose obsessionnelle à la d. pr.. Mais alors là je ne m’y connais absolument pas! Ces cas étaient-ils déjà précédemment, mais de manière inconnaissable, des d. pr.?? On en sait encore trop peu, rien à vrai dire, sur la nature intime de la d. pr., de’ sorte qu’il pourrait en aller de nous comme des anciens médecins qui croyaient que la pneumonie croupeuse se muait parfois en tb. [tuberculose]. On voit seule­ment, à un certain moment dans le développement de certains complexes liés entre eux, le rapport avec l’entourage cesser partiellement ou entièrement, l’influence du monde objectif baisser toujours davantage et à sa place apparaître des créa­tions subjectives, qui sont suraccentuées par rapport à la réalité. Cet état reste en principe stable, n’oscille que dans l’intensité. Il y a même des cas qui meurent tout simplement de cet auto- érotisme (de façon aiguë, sans que l’autopsie donne de résultat) (mort symbolique?) Si dans ces cas il ne s’agit pas de très grandes surprises anatomiques, on doit admettre l’ « inhibition ». Il faut cependant pour cela une contrainte à l’auto-érotisme proprement infernale, qui dépasse de loin toutes les limites connues; peut-être une poussée qui provient d’une incapacité organique du cerveau. Car l’auto-érotisme est tellement inu­tile, tellement un suicide dès le début, que tout en nous devrait se soulever contre lui. Et cela se produit malgré tout.

Ce « malgré tout » me rappelle que dernièrement un jeune catatonique cultivé a bu la moitié des selles nocturnes de ses compagnons de souffrance, avec une jouissance évidente. Il se masturbe depuis un âge précoce, activité sexuelle prématurée avec sa sœur. Catatonique dès la puberté. Il halluciné la sœur en question, qui apparaît occasionnellement aussi comme le Christ (bisexualité). Puis il y a eu aggravation, des hallucina­tions intenses mais inconnues, qui touchent en partie à la sœur. Agitation croissante, se masturbe continuellement, enfonce rythmiquement son doigt alternativement dans la bouche et dans l’anus, boit de l’urine et mange des selles. N’est-ce pas, un très beau retour auto-érotique !

Dans plusieurs cas j’ai été frappé de ceci :

Les sensations d’excitation sexuelle se déplacent dans la d. pr. (chez les femmes) fréquemment de leur lieu originel vers et autour de l’anus. Dernièrement j’ai même vu un cas où elles étaient localisées dans le creux de l’estomac. Masturbation de l’anus fréquente dans la d. pr.

Est-ce que le creux de l’estomac fait aussi partie de la théorie infantile de la sexualité? Je n’ai encore jamais observé de dépla­cements vers d’autres endroits du corps.

La catalepsie est fréquente dans les phases aiguës de la catatonie.

Dans l’hystérie je n’ai observé qu’un cas, où un bras raidi en catalepsie représentait un symbole de pénis. Mais qu’est-ce que la rigidité générale et la flexibilitas cerea dans la catatonie? Logiquement elle devrait également avoir une détermi­nation psychologique. Elle fait partie des symptômes les plus graves du stade le plus bas, où apparaissent d’ordinaire les auto-érotismes les plus flagrants. La catalepsie semble être plus fréquente chez les femmes; elle est en tout cas plus fréquente chez les individus des deux sexes qui tombent malades préco­cement, de même que de façon générale ces cas semblent se décomposer beaucoup plus profondément et ont un pronostic plus mauvais que ceux qui tombent malades tardivement; ces derniers semblent en général s’arrêter aux idées délirantes et aux hallucinations (hypothèse de Lugaro (1)).

Bleuler penche de plus en plus du côté auto-érotique, c’est-à- dire en théorie seulement. Voici votre « vérité en marche * ». Avez-vous accès au Journal of Abnormal Psychology? Sollier (2) rapporte dans le volume I, n° 7 des « troubles cénesthésiques » au début de la d. pr., qui sont liés à la transformation de la personnalité. Il prétend avoir fait la même expérience dans l’hystérie au moment de la « restitution de la personnalité » (transposition?) : tempête d’afïects, pulsation des vaisseaux, angoisse, détonations, sifflements, tiraillements etc. dans la tête etc. *. Avez-vous vu quelque chose de semblable? Excusez ma rage de questionner!

Votre reconnaissant et dévoué

Jung.

* Rousseau (Confessions), cas semblable[4].


* Niveau mental : en français dans le texte. (N.d.T.)

1. Ernesto Lugaro (1870-1940), psychiatre italien. L’ « hypothèse » n’a pas pu être identifiée; d’après une information personnelle du Dr Assa- gioli, il pourrait s’agir de la théorie de la pseudo-hallucination de Lugaro.

2. Paul Sollier (1861-1933), psychiatre à Boulogne-sur-Seine. La cita­tion provient de « On Certain Cenesthetic Disturbances with particu­lar Reference to Cerebral Cenesthetic Disturbances as Primary Manifes­tations of a Modification of the Personality », Journal of Abnormal Psy­chology, vol. II, n° 1, avril-mai 1907. (La référence donnée par Jung est inexacte.

4. Les Confessions, part. 1, liv. VI, 1738. La note de Jung est ajoutée le long de la marge gauche.

* En français dans le texte. (N.d.T.)