25 mai 1914
69 Portland Court, Londres
Cher professeur Freud,
Je suis très heureux d’apprendre par Sachs que vous êtes de nouveau en pleine forme; je n’avais pas su que vous aviez été malade. J’espère que vous n’aurez plus d’ennuis avec ces troubles intestinaux, et que les vacances y mettront définitivement fin. Me ferez-vous savoir quels sont vos projets, si vous les avez déjà faits. Quelle est la date de la conférence de Leyde, et vous sera-t-il possible de venir à Londres après cela ? J’imagine que vous irez à Carlsbad en juillet?
Je fais pleinement écho à votre désir de conversation. Mes visites répétées à Vienne, au cours des deux dernières années, m’ont «gâté», et cinq mois d’absence me semblent déjà plus qu’assez long ; je dois prendre des dispositions pour y venir deux fois par an. Quoi qu’il en soit, j’espère que nous nous reverrons avant le moment du Congrès, surtout maintenant qu’il a été reporté.
La visite de Sachs touche à sa fin. Elle a été à tous égards très satisfaisante. Il en a tiré une grande satisfaction, et moi tout autant. Vivre sous le même toit est toujours un bon test, et dans ce cas précis il a été passé brillamment. J’apprécie son excellent caractère plus encore qu’autrefois (du temps que j’étais peut-être un peu influencé par l’aversion de Loe à son endroit), et nous nous sommes entendus à merveille. Il n’y a aussi que de bonnes nouvelles à donner de sa communication sur Swift à notre société (1), que tout le monde a vivement appréciée. Il a parlé 21/4 h. sans pratiquement aucune note, et avec une complète réussite. Il n’y a qu’une seule erreur dont je ne puis le guérir — il s’obstine à confondre les genres (Etoile de mer. Identification Traumdeutung (2)!)
Nous avons beaucoup apprécié les troisièmes et dernières épreuves de la « Geschichte (3)». Je la trouve suprêmement bonne, aucunement trop forte, et tout à fait définitive — le dernier mot en la matière. Le passage sur le «paar kulturelle Obertöne» est magnifique (4). J’aurais aimé que nous puissions vous soulager de la peine de traiter ces oppositions, mais personne d’autre n’est en position de dire avec autorité les choses que vous avez dites une fois pour toutes, si bien qu’il était impossible de vous décharger de ce travail. Mais espérons qu’il ne vous paraîtra pas de nouveau nécessaire de quitter les champs de la science pure au sens positif. Mon désir est depuis longtemps de former autour de vous un cercle d’hommes qui s’occuperont de l’opposition pendant que vous poursuivrez le travail proprement dit, et la perspective d’une situation idéale de ce genre paraît très prometteuse.
Quant aux suggestions sur les dernières épreuves, elles figurent toutes sur la page jointe. La première phrase «Wir haben… gegangen ist (5)» ne me paraît pas suffisamment claire dans son contexte. Le reste du paragraphe est une série de paraphrases de Jung, et certains lecteurs risquent de ne pas comprendre que la dernière phrase renvoie à votre propre point de vue: (Peut-être pourrait-on ajouter «früher» ou «Im Gegenteil» (6)).
Puis en vue des mauvais usages que l’on peut faire des communications des patients (et à quoi Jung peut répliquer), je vous suggérerais d’ajouter un mot ou deux avant l’extrait de la lettre de Pf., pour indiquer que vous avez des raisons de considérer que l’auteur est une personne fiable (7).
Enfin, le mot «schonungsvoller» contredit en apparence les extraits de la lettre, et n’en rend pas le sens très clair. J’imagine que cela veut dire que le rapprochement de Jung d’avec Dubois pourrait être la dernière étape — celle des patients que l’on traite avec ménagement (8)?
La modification que vous mentionnez dans la lettre d’aujourd’hui me semble être une amélioration sur le passage que nous avions commenté, et j’y souscris tout à fait.
J’écris à Fisher Unwin, mais envoyez-moi une carte postale, je vous prie, pour me dire ce que vous entendez par les personnes auxquelles il faut envoyer le livre. S’agit-il d’hommages de l’auteur? En Angleterre, on n’envoie pas les livres en examen comme en Autriche.
Putnam tient bon, comme vous le verrez à la lettre jointe. Je n’ai pas encore eu le temps de lire l’essai de S. Hall, mais j’en rendrai compte pour la Zeitschrift (9).
J’ai reçu de mauvaises nouvelles de l’activité de Jung. Il a annoncé une communication pour l’Internat. Congr. of Neurol. and Psych. de Berne, en septembre, une le 30 juillet devant la British Medical Association, et une le 24 juillet devant la Psycho-Medical Society de Londres, la dernière portant sur la Psychologie de la compréhension ; dans ces deux derniers cas il me faudra aussi intervenir, ce qui n’est pas une perspective plaisante. Ces communications auront lieu juste après la sortie du Jahrbuch, et elles devraient laisser paraître sa réaction10. Je [suis11] parierais qu’il ne viendra pas à Dresde, où j’espère que nous aurons droit à un peu de paix et à du travail agréable.
Je ne suis pas surpris, naturellement, que vous ayez découvert que Loe peut être éprouvante, car je puis largement en témoigner. J’ai bien peur qu’elle ne renonce pas à la morphine, même pour vous et Herbert Jones. Je sais par Lina qu’elle nous a trompés tout l’été dernier sur ce point, bien que je ne sache pas les détails, car lorsque Lina (à qui elle avait aussi dissimulé des choses) l’a percée à jour, elle lui a fait la promesse de ne pas les révéler. N’en parlez pas, je vous en prie […12], bien que je sois sûr que c’est vrai. J’ai eu un choc en découvrant à quel point Loe a laissé libre cours à son insincérité et à ses exagérations dans d’autres directions (en particulier me concernant), même si j’aime à penser qu’il s’agit surtout de déformations inconscientes.
J’apprends par votre lettre de ce jour qu’elle sera sans doute mariée à la fin de la semaine. En ce cas, personne ne fera pour son bonheur futur des vœux aussi profondément sincères que les miens, et je prie qu’ils soient exaucés. Reste-t-elle à Vienne jusqu’en juillet ?
Avec toute mes amitiés
Bien affectueusement à vous
Jones.
1. «Die Psychologie Swifts », prononcée le 21 mai, signalée dans la Zeitscbrift, 2, 1914, p. 412.
2. Jones sous-entend que Sachs s’identifie à Freud, qui confondait lui aussi les genres. Dans l’analyse de son rêve de « Hollthurn»), Freud confie que lors d’un voyage en Angleterre, à dix-neuf ans, il ramassa une étoile de mer sur la côte et s’exclama «Il est vivant» (He is alive), plutôt que «elle est vivante» (It is alive). Voir Freud (1900a, p. 455-456, 519-520; trad. franç., p. 388-389, 441-442), et Didier Anzieu, L’Auto-analyse de Freud, Paris, PUF, 1988, p. 272-273.
3. Freud (1914d).
4. Le passage en question concerne l’attaque de Freud contre Jung et Adler : « En réalité, on n’a perçu, de la symphonie du devenir universel, que la partie chantée par la civilisation, mais on est resté sourd à la mélodie des instincts » (voir Freud (1914 d, p. 62 ; trad. franç. S. Jankélévitch, p. 149) ; GW, vol. 10, p. 109).
5. Dernière phrase du premier paragraphe, ibid. p. 63 ; GW, ibid., p. 109.
6. Freud n’a pas ajouté les mots suggérés (« plus tôt » ou « au contraire »). Voici le passage en question : « Nous avons cependant entendu dire que le conflit actuel du névrosé ne devenait intelligible et soluble que lorsqu’on le rattachait à l’histoire antécédente du malade, en suivant en sens inverse le chemin que la libido avait suivi pour aboutir à la maladie » (trad. franç.), p. 150-151.
7. Freud ne mentionne pas Pfister dans le passage qu’il cite, mais il fait sienne la suggestion de Jones et ajoute une note en bas de page pour préciser que son « informateur» est une personne « digne de toute confiance». Voir Freud (1914d, p. 64; trad. franç. S. Jankélévitch, p. 152) ; GW, vol. 10, p. 110. Pfister est cependant cité nommément à plusieurs reprises dans le même essai.
8. Dans la version publiée, Freud emploie le comparatif schonungsvollerer plutôt que schonungsvoler. « Dubois traite avec plus de ménagements les névroses par encouragement moral » (GW, ibid.).
9. Jones (1916-1917).
10. Le thème «Die Psychologie der Träume» – le nom de Jung figurant au nombre des intervenants – figure sur le programme de l’International Congress for Neurology, Psychiatry, and Psychology, Berne, 7-12 septembre 1914; voir Zeitschrift, 2 (1914), p. 403. Pour les deux autres communications, voir Jung (1914-1915). Pour l’intervention de Jones à la réunion de la British Medical Association, voir Jones (1914 i).
11. Rayé dans l’original.
12. Mot illisible rayé dans l’original.