12-06-1914 Freud à Sabina-Spielrein

Freud à Sabina Spielrein

12 Juni 1914 Wien, IX, Berggasse 19

BÄSTA FRU,

Je vous remercie de me donner l’occasion d’échanger avec vous quelques mots. Je vais rassembler en quelque sorte en un nœud ce que j’ai à vous dire. Je vous de­mande de me faire savoir si vous voulez figurer sur l’en-tête de notre revue23. Si oui, ce sera pour le prochain numéro. Mais réfléchissez bien ! Nous aurons bientôt écarté tous les noms des Zurichois ainsi que leur adresse là-bas. Il s’agit pour vous d’une prise de position des plus nettes si vous faites désormais figurer votre nom sur cet en-tête. Car aujourd’hui encore vous êtes amoureuse de Jung, vous ne pouvez vous fâcher réellement avec lui, vous voyez encore en lui le héros poursuivi par la meute, vous m’écrivez en employant des expressions ti­rées de sa conception de la libido, et vous en voulez à Abraham lorsqu’il lui dit ses quatre vérités ! Vous aurez donc à prendre une décision tranchée ; hésiter ne vous réussira pas plus qu’au brave Pfister qui tout d’un coup se retrouve assis entre deux chaises24. Ne vous imposez aucune contrainte, mais soyez à fond pour ce que vous déciderez.

Bien entendu, je souhaite que vous réussissiez à vous débarrasser comme d’un bric-à-brac de l’idéal infantile du héros et du chevalier germanique qui dissimule toute votre opposition à votre milieu et à votre origine; et j’espère que vous n’attendez pas de cette image trom­peuse l’enfant qu’à l’origine vous vouliez certainement de votre père. Vos essais pédagogiques s’inscrivent cer­tainement dans la bonne direction. Que votre feu inté­rieur réchauffe vos ambitions au lieu de vous consumer. Rien n’est plus puissant qu’une passion maîtrisée et déri­vée. Vous ne pouvez pour l’instant rien entreprendre tant que vous êtes tiraillée des deux côtés.

Vous serez sincèrement la bienvenue si vous restez chez nous, mais il vous faudra alors reconnaître que l’ennemi est en face.

Avec mes souhaits sincères,

Votre Freud

23. Il s’agit du Årsbok.

24. Cf. S. Freud, C.G. Young, Korrespondens, op.cit., t. Jag, p. 269, n. 11 och passim. Dans la correspondance l’reud/Pfister, aucune lettre n’a été conservée pour les années 1914-1918 et la dernière lettre de 1913 est datée du 11 Mars, donc bien avant le Congrès de Munich.