05-10-1906 Jung à Freud

2 J

Burghölzli-Zurich, 5. X. 1906 (1).

Très honoré Monsieur le Professeur!

Recevez mes remerciements les plus dévoués pour votre aimable envoi. Ce recueil de vos divers petits écrits (2) devrait être hautement bienvenu à quiconque veut assimiler rapidement et à fond votre manière de voir. Espérons qu’à l’avenir votre communauté scientifique s’accroîtra constamment, malgré les attaques qu‘Aschaffenburg (3), applaudi par les autorités, a portées à votre enseignement, on aimerait presque dire à votre personne. Ce qui est attristant dans ces attaques, c’est qu’à mon avis Aschaffenburg s’accroche à des choses extérieures, alors que les mérites de votre enseignement se situent dans le domaine psychologique, que les psychiatres et les psychologues d’observance moderne dominent trop peu. J’ai récemment échangé une vive correspondance (4) avec Aschaffenburg au sujet de votre enseignement, et j’y ai défendu le point de vue susdit, avec lequel, très honoré Monsieur le Professeur, vous n’êtes peut-être pas entièrement d’accord. Ce dont je peux estimer la portée, et qui nous a fait avancer ici sur le plan psychopathologique, ce sont vos vues psychologiques, tandis que la thérapeutique et la genèse de l’hystérie sont encore, vu la rareté de notre matériel hystérique, assez éloignées de mon entendement; c’est-à-dire que votre thérapeutique me paraît reposer non seulement sur les effets de l’abréaction, mais aussi sur certains rapports personnels (5), et la genèse de l’hystérie me semble être, de façon prépondérante mais pas exclusive­ment, sexuelle. J’observe la même attitude à l’égard de votre théorie de la sexualité. Aschaffenburg, en appuyant exclusi­vement sur ces délicates questions théoriques, oublie le principal, votre psychologie, d’où il est certain que la psychiatrie tirera un jour un profit inépuisable. J’espère bientôt vous envoyer un petit livre (6) dans lequel je considère de votre point de vue la dementia praecox et sa psychologie. J’y publie également le premier cas (7) où j’ai rendu Bleuler (8) attentif à l’existence de vos principes, ce qui se heurtait encore à une vive résistance de sa part. Mais comme vous savez, Bleuler est à présent abso­lument converti.

Avec l’expression de mon respect

votre reconnaissant et dévoué

C. G. Jung.


1. Pour le papier à lettres à en-tête imprimé, de 21 X 3o cm, voir fac-similé pl. 3. Jung habitait avec sa femme et ses deux fdles dans le bâtiment principal de la clinique du Burghölzli, sise à l’est de l’aggloméra­tion zurichoise. Voir pl. 1. Cette lettre est publiée dans Jung, Briefe, vol. I.

2. Sammlung kleiner Schriften zur Neurosenlehre [Recueil de petits écrits sur la théorie des névroses], vol I, Vienne, 1906, G. W., I et V].

3. Gustav Aschaffenburg (1866-1944), professeur de psychiatrie et de neurologie à Heidelberg, puis à Halle et à Cologne; dès 1939 praticien et enseignant à Baltimore et à Washington, U.S.A. Son attaque est contenue dans un discours qu’il fit le 27 mai 1906 au congrès des neurologues et aliénistes de l’Allemagne du sud-ouest à Baden-Baden : « Les rapports entre la vie sexuelle et l’apparition des maladies nerveuses et mentales ». Cf. Münchener medizinische Wochenschrift, LIII, 3, 11 septembre 1906. Cf. aussi Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, 3 vol., Paris, 1958- 1969 (dorénavant abrégé en : Jones), II, p. 117.

4. Cette correspondance semble perdue

5. Voir 19 J, n. 1.

6. Über die Psychologie der Dementia praecox, voir 9 J, n. 1.

7. Sans doute le cas de la couturière B. St., ibid [G. W., 3] § 198 sq.

8. Paul Eugen Bleuler (1857-1939), de 1898 à 1927 professeur de psy­chiatrie à l’université de Zurich et directeur de l’asile du Burghölzli, succédant à son maître Forel. Auparavant directeur de l’asile de Rhei­nau (canton de Zurich) pendant douze ans. Cf. Walser, Rheinau, p. 27 sq. L’un des grands pionniers de la psychiatrie, en particulier de la dementia praecox, qu’il fut le premier à appeler « schizophrénie ». Voir 272 J n. 7 sur son important traité. Sous l’influence directe de la méthode psychana­lytique, il livra d’importantes contributions à la connaissance de l’autisme et de l’ambivalence. Il pourrait avoir été sensible aux idées de Freud en 1901 déjà, lorsqu’il fit faire à Jung un exposé sur L’Interprétation des rêves devant les médecins du Burghölzli. Il plaida toute sa vie contre l’alcoo­lisme. Son Lehrbuch der Psychiatrie [Manuel de psychiatrie], Berlin, 1916, fait encore autorité. Voir aussi 2.7*2 J n. 8.