513 F
Prof. Dr Freud
le 9 novembre 1914 Vienne, IX. Berggasse 19
Cher Ami,
Je vous écris aujourd’hui, 1) pour vous accuser réception de votre lettre du 3 et de votre carte qui est arrivée ce jour, 2) parce que je vous ai envoyé, à l’adresse de l’hôtel, une feuille d’épreuves de la théorie sexuelle, 3) parce que j’ai énormément de temps — plus qu’un patient — et 4) parce que je conclus, d’après vos actes, que vous ne vous êtes pas encore ressaisi et j’en suis fort mécontent.
De nouvelles, fort peu. L’Italien de Nocera (Bianchini) m’a envoyé, aujourd’hui déjà, la traduction de la première des Cinq Leçons, pour laquelle j’ai écrit une préface1. L’histoire clinique2, forte de 116 pages, est achevée. Rank l’a emportée aujourd’hui pour la lire. Elle m’a précipité dans de sérieux doutes, qui n’ont pas pu être totalement résolus rationnellement, et je présume que le doute latent, tapi dans l’ombre, quant à savoir si nous allons vaincre, y a rajouté son grain de sel *. Mais il y a là quelque chose sur quoi je voudrais avoir votre opinion. Il est vrai qu’il reste encore six mois jusqu’à l’impression. L’éditeur du manuel de Kraus m’a fait savoir aujourd’hui qu’il n’aura pas besoin avant fin 15-début 16 de mon manuscrit, qui était programmé pour avril 1915. Tous les jours, quelque chose s’effrite. Je ne sais pas maintenant avec quoi remplir ma journée.
Martin a été incorporé dimanche à Steyr 3, Ernst. a été malade de la grippe et doit encore être bien mal en point. Oli trouve sans cesse du travail 4, et il semble avoir bien réussi. Annerl est, comme toujours, active et plaisante. De Pfister, une lettre bête et disciplinée ; sinon, quand le canon tonne, la voix de la psychanalyse ne se fait pas entendre dans le monde.
Si nos amis n’ont pas réalisé quelque chose de tout à fait décisif d’ici Noël, ils auront affaire aux Japonais, que l’Angleterre laissera sûrement venir en France, et alors l’espoir d’une issue heureuse devra être enterré 5.
Je vous salue cordialement et attends de vos nouvelles,
votre Freud
2. Voir 511 F et la note 1.
3. Petite ville de la Haute-Autriche,
4. Oliver Freud, ingénieur, était alors en train d’effectuer des travaux d’arpentage pour la construction de baraquements d’infirmerie (Freud à Mitzi Freud, 30 X 1914, LOC).
5. Dès le début de la guerre, le Japon s’était rangé aux côtés de l’Entente et avait attaqué les positions allemandes en Chine et dans l’océan Pacifique. La colonie allemande de Tsing- Tao tomba le 7 novembre 1914. Cependant, malgré la demande de l’Angleterre et de la France, les Japonais refusèrent de participer à la guerre en Europe.
* Textuellement : « y a rajouté son raifort », assaisonnement presque aussi banal en Autriche que le sel. Le raifort revient dans d’autres locutions familières, comme : «j’ai besoin de lui pour râper du raifort », c’est-à-dire, je n’ai aucun besoin de lui.
1. C’est ce passage de la lettre de Freud qui a attiré l’attention sur la préface en question, inédite jusqu’à présent. Dans la prochaine édition de la Bibliographie de Freud elle figurera sous le numéro 191 F,n voici le texte : « Préface. J’ai bien volontiers donné mon accord pour cette traduction, qui réalise un souhait ancien. Depuis de longues années, j’éprouve le besoin, pour continuer le travail, de puiser des forces dans les beautés de l’Italie ; pays dans la littérature duquel je ne serai désormais plus un étranger, grâce aux efforts du traducteur. La remarquable faculté de compréhension du professeur Levi-Bianchini garantit une fidélité de reproduction dont tout auteur n’a pas la chance de pouvoir jouir. Je pense que la psychanalyse mérite l’attention des médecins et des personnes cultivées en générai, parce qu’elle établit une relation étroite entre la psychiatrie et les autres sciences humaines. J’ai essayé d’en donner une description plus générale dans un article de la revue Scientia (Bologne, 1913). Vienne, 1915, Freud.»